Dans L'Art de raconter, Dominique Fernandez, dernièrement élu à l'Académie française, fait l'éloge du roman à travers une longue fresque dédiée à ceux qui l'ont le mieux servi. On y retrouve l'Arioste, Alexandre Dumas, Daniel Defoe, Stevenson, Dostoïevski, Dickens, Stendhal, Georges Simenon et tant d'autres. Mais avant de dédier un chapitre à chacun de ces grands romanciers, Dominique Fernandez explique pourquoi le roman représente l'expression la plus achevée de l'art de raconter.
Dans un chapitre liminaire intitulé "Le Mentir/vrai", il met le lecteur en garde face au risque d'égarement de nos sens et de notre intelligence nous amenant à confondre vérité et réalité.
"Raconter", écrit-il, "ne consiste pas à reproduire la réalité, mais à mentir sur la réalité ; à retrouver, derrière ce qu'on croît être la réalité, la vérité des êtres et des choses." (1)
Cette opposition entre réalité & vérité m'a troublé. D'autant que je l'ai retrouvée presque mot pour mot dans un autre roman (délicieux !) de Frédérique Deghelt qui m'avait été conseillé par mes libraires préférées, Nathalie et Elisabeth : La vie d'une autre. Un de ses personnages, Lucas, metteur en scène au théâtre, y affirme :
"On ne peut pas faire semblant au théâtre. Le public y croit parce que les comédiens sont authentiques. Ce qui se passe entre deux personnages, ce n'est pas la réalité, c'est la vérité."
Plus loin, le même Lucas rajoute : "Ce qu'on écoute entre les sons, ce sont les silences qui servent à entendre les pensées."
Les deux formes artistiques, roman et théâtre, exaltent l'art de raconter des histoires. Or, derrière les histoires est tapie la vérité, qui n'a rien à voir avec la réalité. Prenez une biographie d'homme ou de femme célèbre, par exemple. Quoi de plus réel, de plus irréfutable. Mais quoi de plus lacunaire aussi, de plus faux. Dominique Fernandez alerte sur le fait que les biographies font systématiquement l'impasse sur les trois périodes ou moments les plus éclairants de la vie d'un homme, ceux autour desquels se tissent sa personnalité, son originalité, sa vérité :
- son enfance,
- ses amours,
- sa mort.
L'enfance reste toujours obscure, car ne voyant pas l'homme ou la femme d'exception en gésine, personne ne songe à en faire la relation. Les amours, même les moins interlopes, se noueront dans le secret des alcôves. Ce qui est happé par la lumière des projecteurs n'en est que l'écume. Quant à la mort, elle demeure le mystère absolu, puisque personne n'en est revenu pour nous en narrer l'expérience. C'est donc dans ces trois espaces d'ombre que se joue la vérité d'une vie et non pas dans la partie visible et lumineuse communément appelée la réalité.
En jetant une lumière vive sur des faits irréfutables, la réalité aspire à la vérité. La télé-réalité prétend nous livrer la "vraie vie" de ceux qui en sont les protagonistes ; elle nous en offre seulement un pâle simulacre. La réalité n'est alors que cette lumière aveuglante qui cache une vérité que l'ombre peine à révéler, comme un fondu au blanc.
A suivre...
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(1) in L'Art de raconter, Grasset, page 37
(2) in La Vie d'une autre, Actes Sud, pages 150 et 151
Avec l'évocation de l'Art de raconter" merci de nous avoir emmenés sur des chemins qui, s'ils nous paraissent familiers, n'en sont pas moins troublants comme tu le dis. Je vais justifier mon intervention par une nuance ; je préfèrerais dire plutot qu'il s'agit de "tendre vers" (comme en math) la vérité ; il y a des raconteurs d'histoires qui ne la dénichent pas. Puisque tu as créé un pont entre le texte de D. Fernandez et celui de F. Deghelt (merci les Libraires) On ne peut s'empecher de penser aussi à ce génie des raconteurs : La Fontaine. Il avait choisi une autre discipline ; mais quelle approche de la Vérité ! Il n'a pas fait que la froler :
"Je chante les héros dont Esope est le père / Troupe de qui l'histoire, encor que mensongère / Contient des vérités qui servent de leçons...."
Fables - Dédicace livre I à Monseigneur le Dauphin.
Rédigé par : Ghislaine | 17/03/2007 à 11:15
Merci Ghislaine pour ton commentaire et le rappel de notre dette vis-à-vis de La Fontaine.
Mais La Fontaine n'a-t-il pas gagné sa renommée en pillant le répertoire d'Esope ? Un plagiat d'exception pour notre plus grand plaisir, après tout !
Et après Esope, voilà le grand Aristote qui se profile. En s'inspirant des oeuvres d'Eschyle et de Sophocle, il codifie l'art de raconter les histoires.
Il paraît même qu'aujourd'hui, plus de 2.000 ans après Aristote, plus des deux tiers des scénarios de cinéma reproduisent la structure narrative aristotélicienne. C'est ici : http://web2.uqat.ca/scenario/versionhtml.htm - Etonnant, non ?
Rien de neuf sous le soleil, à condition de prendre le temps de marcher.
Car la péripétie (l'événement au centre du récit), le péripatéticien (de cette école de philosophie justement fondée par Aristote) et la célèbre péripatéticienne ont en commun cette même racine : marcher.
Tout un programme...
Il y aurait même sûrement matière à raconter une histoire sur ce thème, non ?
Rédigé par : Jean-Marc à Ghislaine | 22/03/2007 à 22:46