Lorsque, le 8 mars au soir, Nicolas Sarkozy a fait part de son intention de créer un "ministère de l'immigration et de l'identité nationale", je me souviens avoir ressenti un profond malaise. Une sorte de boule au ventre. Pourtant, passé le mouvement immédiat de vive émotion, je restais bêtement coi. Quoi ? Oui coi. Abasourdi. Non seulement je me sentais mal mais en plus j'éprouvais les plus grandes difficultés à expliquer mon mal-être, à y plaquer des mots. A défaut d'en atténuer l'intensité, cela aurait eu au moins la vertu de m'en purger. Une sorte de catharsis, en somme. Mais rien à faire.
Pire. La boule au ventre est ravivée une semaine plus tard, le 15 au soir, en regardant une émission remarquable sur France 2 consacrée à "l'Affiche rouge". Comme son nom l'indique, il s'agit d'une affiche de couleur rouge. Fruit de la propagande nazie, elle fut placardée sur les murs de Paris au printemps 1944. Dessus étaient stigmatisés 23 jeunes "terroristes immigrés", les FTP-MOI [NB : MOI est l'acronyme de main d'oeuvre immigrée], plus communément connus sous le nom du réseau Missak Manouchian. Leur forfait : résister contre l'Etat Français et l'occupant nazi. Leur perte : celle d'avoir rencontré sur leur chemin la police française, qui leur fera jusqu'au bout une traque sans merci de janvier à novembre 1943 et parviendra à démanteler complètement le réseau. Après l'exécution des FTP-MOI en février 1944, il n'y aura plus de fait de résistance sur Paris et sa région jusqu'à la libération de la capitale en août. C'est dire que la France qui avait la tête haute à l'époque avait aussi les couleurs de l'immigration. Bon. J'ai encore l'impression de tomber dans l'émotionnel, de basculer dans la colère.
Et puis, hier, en allant faire mes courses sur le marché de La Garenne-Colombes, j'allume mon autoradio et je tombe sur l'émission "Questions d'éthique" animée par Monique Canto-Sperber (voir photo ci-contre). L'invitée est Marie-Françoise Baslez, spécialiste du monde gréco-romain et des religions. Le thème de la semaine, c'est la fraternité.
En s'appuyant sur les évangiles et le fameux "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" (Lc 10, 27), Monique Canto-Sperber et Marie-Françoise Baslez s'interrogent sur l'identité de ce prochain. Qui est-il ? La réponse est toute entière contenue dans la parabole du bon samaritain (Lc 10, 25-37).
Le prochain, c'est tout simplement celui qui est proche au sens physique, topologique. Mon frère, c'est cet inconnu que le hasard met sur ma route. Je suis fraternel si je suis capable de reconnaître l'étranger à travers sa présence physique à mes côtés, si je lui apporte assistance sans me préoccuper de son identité, c'est-à-dire de la somme de ses attributs, de ses croyances, de sa ou ses communauté(s) d'appartenance.
Marie-Françoise Baslez montre qu'avec cette définition du prochain, le christianisme apporte une rupture fondamentale. Avant Christ, dans le monde antique, la fraternité se définissait dans les confins de la communauté, s'exerçait sur des individus selon des modalités et des règles plus ou moins formelles. La pratique de l'aumône ou de l'hospitalité en découlent. Avec Christ, la fraternité s'exerce sur mon prochain, cet inconnu qui croise mon chemin. Elle s'exerce au-delà de toute idée restrictive, étroite, de communauté. Enfin, elle est sans lendemain, n'induit pas d'idée de dette, de réciprocité, de contre-don.
A la fin de l'histoire du bon samaritain, Christ dit à son interlocuteur, un légiste : "Va, et toi aussi, fais de même." (Lc 10, 37)
Pour Marie-Françoise Baslez arriver à ce "va et fais de même", c'est dépasser la notion d'individu, caractérisé par son identité communautaire, pour accéder à la notion de personne, à l'universel. Elle ajoute qu'avant Jésus, les expériences de fraternité antique - juive, gréco-romaine - se heurtaient toujours sur la nécessité d'exprimer son identité et d'y rester fidèle. Toutes les règles de pureté invoquées contre les samaritains, ajoute-t-elle, sont des éléments identitaires. Avec Jésus, "pour la première fois, on fait intervenir la notion de personne, qui dépasse l'identité ethnique, qui dépasse l'identité religieuse."
La République Française a une devise : "Liberté, Egalité, Fraternité". Deux exigences, deux droits : la liberté et l'égalité ; un sentiment, un devoir : la fraternité. En lançant l'idée d'un ministère de l'immigration et de l'identité nationale, Nicolas Sarkozy ne se contente pas de prôner une régression éthique par rapport au message de Christ. Par un étrange effet de retournement, il s'attaque à un des piliers de notre "identité nationale", à savoir le message d'universalisme inscrit en lettres d'or par la présence du mot franternité dans la devise de la République.
Voilà, au-delà de l'émotion qui reste toujours là, les mots de la raison détournés de la belle conversation entre Monique Canto-Sperber et Marie-Françoise Baslez.
Merci Mesdames !
--
PS : Si vous souhaitez écouter l'enregistrement de l'émission "Question d'éthique", cliquez ici.
Bel article, Jean-Marc, auquel je souscris totalement."Mon frère c'est cet inconnu que le hasard met sur ma route" : nous pressentons aussi que ce hasard n'en est pas toujours un, que cet inconnu peut me révéler aussi à moi-même. Dans le chaos grandissant du monde contemporain surgissent les velléités d'ordre juste et de régulation autoritaire : chacun chez soi; inconnu, passe ton chemin; nous ne prendrons plus aucune part de la misère du monde.
Vous parlez très justement de ce qui se situe à l'opposé de ce repli sur soi : l'écoute et l'accueil de ce qui vient vers vous, qui est souvent l'imprévu et l'improbable (la sérendipité encore qui ouvre des voies qu'on n'aurait jamais envisagé sans cet effort de s'être mis en chemin, en randonnée - mot si proche de random).
J'aurai toujours du plaisir à vous suivre sur ces pistes-ci.
Rédigé par : robin plackert | 27/03/2007 à 00:29
1) Tu aimeras ton prochain comme toi même est une "loi" du Pentateuque. Lévitique (19,18)
2) Dans Luc, cette sentence est citée dans le contexte d'un dialogue entre Jésus et et un rabin. Jesus cite ce verset et ensuite explique qui est l'"autre" (la parabole du samaritain)
3) Ce dialoque implique, selon les antisémites chrétiens que les juifs ne considéraient pas les non juifs comme "l'autre", et sont donc "solidaires entre eux"...on retrouve cela dans l'enlèvement d'Ilan Halimi !
4) Ceci est clairement une calomnie: dans la thora on trouve peu après le verset suivant, sans aucune ambiguïté sur la nature de l'"autre" (lévitique 19, 33):
"Si un étranger vient séjourner avec toi, dans votre pays, ne le molestez pas. Il sera pour vous comme un de vos compatriotes, l'étranger qui séjourne avec vous, et tu l'aimeras comme toi même, car vous avez été étrangers dans le pays d'Egypte, et je suis l'Eternel votre Dieu".
6) Dans l'Evangile de Luc, Jesus ne fait que rappeler qui est l'autre dans la "Thora": l'etranger a l'image des hébreux en Egypte. A ce moment là il répète simplement l'éthique juive.
7) Sarkozy, contrairement aux autres candidats "de souche", peut plus facilement comprendre "car vous avez été étrangers dans le pays d'Egypte". Peut être veut il simplement que l'étranger devienne un "compatriote" ?
Rédigé par : georges | 27/03/2007 à 09:22
Magnifique post, Jean-Marc. En même temps, j'ai envie de dire ceci: l'autre est une partie de moi et en tant que tel, ne peut être séparé de moi. Lorsque je le regarde ainsi, je peux accueillir ce qu'il me renvoie de moi-même et ressentir le lien indéféctible qui nous lie. Uniques et interdépendants...il semble que cette notion soit étrangère à la plupart d'entre nous et nos leaders ne surfent pas sur la plus haute idée de nous-mêmes... la séparativité nous conduit à toutes les exclusions et ce sentiment qui, plus qu'identitaire, nous donne l'illusion d'un lien à l'autre, alors qu'il n'est qu'un paravent à la relation véritable. enfin...c'est mon avis!
le pb avec N.Sarkozy est la projection qu'il fait de sa propre histoire: de père émigré et de mère juive, élevé par sa mère qui s'est battue pour ses enfants, il croit son histoire applicable à tout le monde. c'est le problème de la fameuse séparativité...paradoxalement, elle est ce qui nous plonge dans le fusionnel et Mr Sarkozy semble être de ceux qui pensent et disent: "Mets-ton manteau, j'ai froid"...
Tant que nous n'aurons pas conscience à 100% de la non-séprativité, la fraternité ne trouvera pas sa juste place, à mon sens. C'est un chemin de longue haleine...
Rédigé par : Isabelle | 27/03/2007 à 10:41
Un billet rempli d'humanité. Oui.
Des fois, c'est dur de se dire que des choses sont encore possible, et on pense baisser les bras devant des nouvelles comme celle du "ministère de la peur" (c'était une réaction sur un billet du Monde que j'avais trouvé juste).
Et puis, en vous lisant, on espère qu'il y en d'autres comme vous, et ça redonne un peu d'espoir.
Rédigé par : Posuto | 27/03/2007 à 15:20
Après avoir lu ce magnifique "billet" de Jean-Marc sur "le ministère de l'immigration et de l'identité nationale" sarkosien, qui fait venir les larmes;je lis le commentaire de Robin Plackert rédigé le 27 Mars à 00:29. Cette réaction est tellement identique à la mienne que je saurais alors que copier ses mots. Merci Jean-Marc, Merci Robin.
Moi aussi, jaurai toujours du plaisir à suivre ces chemins-là.
Rédigé par : Ghislaine | 27/03/2007 à 20:07
Merci au hasard de vous avoir mis sur ma route. Je vous demande, désormais, et permettez-moi même de vous prier de devenir un collaborateur précieux de la VI° république. Je souhaite que les lecteurs du journal au service de ma présidence, le Bondy Blog, puissent avoir accès à votre ouvrage et à cet article en particulier. Oui, permettez-moi de considérer votre travail comme un ouvrage et de lui apporter, par mes voeux, l'autorité qu'il mérite. Je donne une indication de cet article sur mon blog présidentiel. Merci et continuez,
Le président et son équipe de la Dilgosphère.
Rédigé par : Dilgo | 01/04/2007 à 08:28
Merci & bravo pour ce que vous faites sur le "Bondy Blog". Merci, parce que ça permet de voir les banlieues autrement que sous le filtre "tu-vas-avoir-la-peur-de-ta-vie" façon JT de 20 heures. Bravo, parce que vous le faites très bien : bien écrit, bien documenté, belle diversité d'opinions. J'ai beaucoup aimé les interviews de Samia Belaziz et Nadjat Belkacem dans votre billet du 31/3/07 intitulé "Les gens des quartiers populaires ne croient plus aux valeurs de la République". Ca permet de sortir de la langue de bois officielle. C'est frais et ça redonne confiance.
Quant à votre question sur la réutilisation des articles publiés sur ce blog, la réponse est tout entière contenue dans le contrat "Creative Commons" régissant les modalités d'exploitation du contenu de ce site. En 2 mots :
UN DROIT : Vous avez la liberté de reproduction & distribution et la liberté de modification des contenus
... sous réserve de...
UN DEVOIR : vous engager à faire référence à la source (paternité) et à ne pas en faire d'utilisation commerciale.
Du donnant-donnant, en somme ;-D.
Enfin, pour ce qui a trait à la VIème République, je ne suis pas certain que notre pays ait un problème d'institutions. Le pensez-vous ?
Rédigé par : Jean-Marc à Dilgo | 01/04/2007 à 12:28