La publication dans le numéro d'avril de Philosophie Magazine des entretiens entre Nicolas Sarkozy et Michel Onfray a ému. Tout le monde a entendu parler du passage où le candidat à l'élection présidentielle fait part de sa croyance dans le déterminisme génétique associé à un certain nombre de comportements sociaux (le suicide) ou sexuels (la pédophilie) désignés par lui comme des pathologies.
Pourtant, après lecture de ces entretiens, je trouve qu'il y a d'autres zones sensibles. Une m'a frappé tout spécialement. Il s'agit d'un passage où le philosophe libertaire et l'homme politique de droite échangent leurs vues sur le rapport à la loi en général et sa transgression en particulier. Au regard des courants idéologiques dont chacun se réclame, vous seriez a priori en droit de penser que Michel Onfray fera l'apologie de la transgression et que Nicolas Sarkozy prônera le respect des lois. Eh bien non. C'est même exactement le contraire qui se passe.
Tous les deux s'entendent pour dire qu'il faut des règles, des lois. Sans surprise, Nicolas Sarzozy affirme : "Il faut qu'il y ait de l'autorité, des lois". Pourtant dans la phrase suivante, il précise sa pensée : "L'intérêt de la règle, de la limite, de la norme, c'est justement qu'elles permettent la transgression. Sans règles, pas de transgression. Donc pas de liberté. Car la liberté, c'est de transgresser".
Quelle ambiguïté !
Il est certain que certaines des plus belles pages de notre histoire se sont écrites sur une transgression. J'écrivais il n'y a pas si longtemps mon admiration devant le geste de Rosa Parks qui, en décidant un beau matin de ne pas respecter la règle prescrivant aux Noirs de s'asseoir à l'arrière dans les bus, devait permettre à son pays de faire un pas important vers la disparition de la ségrégation raciale.
Le 2 novembre 2005, dans son éloge funèbre à Rosa Parks, William Jefferson - dit Bill - Clinton illustre en quelques phrases admirables comment le geste de transgression individuelle de la jeune femme a ouvert un espace prodigieux de liberté collective :
"Je me souviens de ce jour mémorable d’il y a 50 ans comme si c’était hier. J’étais alors un petit garçon blanc du sud de 9 ans qui prenait le bus tous les jours. Je m’asseyais devant. Les Noirs s’asseyaient derrière.
Lorsque Rosa nous montra que les Noirs n’étaient plus obligés de s’asseoir à l’arrière, deux amis et moi, qui approuvions fortement ce qu’elle avait fait, avons décidé que dès à présent nous n’avions plus à nous asseoir à l’avant.
Ce n’était qu’un tout petit geste de la part de trois garçons ordinaires. Mais ce petit geste allait se répéter à l’envi, des millions et des millions de fois dans les cœurs et les esprits d’enfants, de leurs parents, de leurs grands-parents, de leurs arrière-grands-parents, prouvant qu’elle nous avait aidé à tous nous libérer."
Le secret est là. La transgression de Rosa Parks ne vaut que parce qu'elle est à l'origine d'un progrès se traduisant par plus de liberté collective. Du jour où elle contrevint à la loi, Rosa permit à des petits enfants blancs (dont Bill Clinton) de comprendre qu'ils n'étaient plus obligés de s'asseoir devant, que leur liberté de déplacement au sein de l'espace clos du bus s'étendait à l'ensemble des places disponibles.
A l'opposé de ce schéma, il existe des transgressions dont l'objet consiste à exiger pour le plus grand nombre le respect des règles, pour que le plus petit nombre (réduit parfois à un seul individu) puisse goûter le frisson, la jouissance de la désobeïssance, de la profanation ou de la trahison.
Sur son blog, Michel Onfray a écrit un article sur les réactions & émotions qui ont émaillé la conduite de ses entretiens avec le candidat UMP. J'aime son titre : "Hémisphère gauche d'un cerveau de droite" . Le philosophe y consacre un passage important au sujet qui nous intéresse ici. En voici un extrait :
" Et puis ce moment où tout bascule, où je crois comprendre ce qui fait le grand fauve en politique, ce point commun à tous les gens de pouvoir, droite et gauche confondues, pourvu qu’ils soient dans des partis à même de se trouver effectivement aux affaires : le mépris des lois, l’envie d’occuper un poste, le plus important possible, qui rende possible ce mépris au quotidien, et pour longtemps, car il n’y a au pouvoir que gens sans foi ni loi. Ou du moins pour qui il n’existe qu’une foi et qu’une loi : Soi. "
En matière de transgressions, il en est des belles et salutaires. C'est celle de Rosa Parks par exemple. En général, elles viennent de la base ; elles se soldent par plus de liberté pour tous. Mais il en est aussi des médiocres et dangereuses qui n'ont pour raison-d'être que de réduire le bien collectif au profit d'un petit nombre, voire d'un individu. Imaginez par exemple qu'à la veille d'une élection présidentielle, dans une vieille démocratie européenne, un candidat profère des menaces à l'attention des dirigeants de groupes de presse / TV dont les journalistes exerceraient leur métier dans le respect des règles et des codes de leur profession.
Cela pourrait-il se produire ? Sûrement pas chez nous ?
A voir...
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Note : l'original de l'éloge funèbre de Bill Clinton à Rosa Parks est accessible en cliquant sur ce lien.
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