Pas simple tous les jours de jouer dignement la partition de parent - de père, pour ce qui me concerne - en ce début de XXIème siècle. Surtout quand le plus grand de ses gamins a 14 ans révolus, mesure 1m80 et sait faire de superbes virgules au foot à faire pâlir d'envie le grand Ronaldinho. A 14 ans, il pourrait commencer à avoir des questions sur l'art et la manière d'aborder la vie active, rechercher un avis éclairé auprès de son "vieux" sur ce qu'il convient de choisir comme orientation, sur l'intérêt ou non d'étudier à l'étranger, etc. Le drame dans tout ça, c'est que le "vieux", pur produit de la génération post-mai-68 tant décriée récemment, du haut de ses 45 ans d'expérience n'a pas beaucoup de réponses prêtes à l'emploi en catalogue. Certes, comme tout un chacun, j'ai bien écouté les thèmes martelés par certain candidat à la présidence de la République sur la nécessaire revalorisation de la valeur travail, de l'effort, sur l'importance des mécanismes de promotion articulés autour du mérite... Mais bon, autant le dire tout net : ce discours m'a laissé de marbre, tant il me semblait prendre racine dans le grand chamboulement qu'a connu notre monde au... XIXème siècle. Archaïque & populo à souhait. Efficace & mobilisateur en diable. Mais, songe creux, en définitive.
L'équation travail - effort - mérite pouvait fonctionner sans heurt majeur quand l'ascenseur social montait. Mais qu'est-ce qu'on en fait quand l'ascenseur est à l'arrêt, c'est-à-dire quand, en tant que parent, je vis avec la perception chevillée au corps (et confortée par ailleurs par les statistiques et l'avis d'économistes sérieux) que mes enfants vont galérer plus que moi dans la vie active, que tout leur sera plus difficile, plus aléatoire.
Et puis quel exemple puis-je donner ? Celui d'un homme qui travaillait beaucoup, réussissait pas trop mal comme salarié, mais s'est enrichi grâce aux stock options (c'est-à-dire par le capital plus que par le travail) ? Celui du serviteur loyal qui s'est fait virer [option A] / a décidé de quitter l'entreprise [option B] à l'âge de 40 ans pour cause d'inadéquation par rapport aux orientations stratégiques de l'organisation ? Celui qui, bien qu'officiellement au chômage suite à un licenciement a refusé de toucher les ASSEDIC parce qu'il jugeait qu'il n'en avait pas la légitimité, mais traité de con ou d'irresponsable par son entourage sous le seul prétexte qu'il y avait droit ? Celui d'un gars qui a monté sa "multinationale - monopersonnelle" sur l'exploitation d'une expertise rare car à la croisée entre un savoir-faire métier (les processus de vente et leur alignement avec le marketing), un secteur d'activité particulier (l'édition logiciel) et un contexte (international avec possibilité d'intervention dans 5 différentes langues européennes) ? Je ne suis pas certain d'être capable de décrypter le sens de ce parcours - si tant est qu'il y en ait un. Ai-je travaillé dur ? Assurément. Pourtant, c'est grâce au capital que je me suis enrichi, pas via le travail. A la question de savoir si ma réussite passée s'inscrivait en reconnaissance d'un effort particulier ou de mon mérite, j'ai peur qu'il me faille admettre tout simplement que j'ai été, pendant un temps, au bon endroit au bon moment (1), c'est-à-dire que j'ai eu la chance de rejoindre un employeur au succès insolent lorsque j'y étais. Y ai-je contribué ? Assurément. Le succès aurait-il été aussi important sans moi ? Oui. Alors, où est le mérite ? Je ne sais pas.
Mais voilà. Ce matin - et j'aime quand la vie me réserve ce genre de surprise - en lisant avec attention l'interview de Penelope Trunk réalisée par Guy Kawasaki, j'ai eu confirmation d'un certain nombre de choses que je savais confusément, mais que personne ne m'avait encore dites.
Présentons d'abord les protagonistes : Guy Kawasaki est un capitaliste façon fin de XXème siècle - XXIème siècle naissant. Il est installé près de San Francisco dans la Silicon Valley. En sa qualité de "capital-risqueur" (venture capitalist), il gère un portefeuille d'actifs correspondant à des parts de capital dans des sociétés en démarrage ( les "start-ups" ou "jeunes pousses" ). A leur naissance, il leur apporte conseils & capitaux, finance l'amorce de leur développement, puis, dès que la société vole de ses propres ailes, il revend ses parts, fait une plus-value au passage - le capital, encore -, ce qui lui permet de financer de nouvelles sociétés, et ainsi de suite. Quant à Penelope Trunk, elle illustre le parcours typique (?) de l' American executive woman : elle tient aujoud'hui une colonne pour le Boston Globe et pour Yahoo! Finance. Auparavant, elle avait été dirigeante dans une entreprise de logiciel, avait fondé 2 sociétés, procédé à une introduction en bourse, géré une acquisition et une banqueroute. Avant de se lancer dans la vie active, elle était joueuse professionnelle de beach volley. Récemment, elle a écrit un livre intitulé "Brazen Careerist: The New Rules for Success".
L'entretien in extenso est disponible en anglais sur le blog de Guy Kawasaki. Je me suis contenté ici de reproduire un certain nombre de questions et réponses qui m'ont éclairé. C'est pratique, plein d'empirisme et de bon sens - mais tellement à contre-courant de choses que je vois ou entends, ici en France ! Jugez vous-même :
Et puis, il y a cette dernière que j'affectionne tout particulièrement :
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(1) A propos de "bon endroit" et de "bon moment", j'en réfère au commentaire de Tariq Krim (son blog), qui raconte dans le Monde daté du 17 mai (ici) comment il a abandonné le métier de journaliste alors qu'il représentait un grand quotidien économique français dans la Silicon Valley : "J'étais en Californie, j'interviewais un patron d'un site de musique en ligne et j'ai pris conscience que je n'étais pas à la bonne place." Depuis lors, Tariq Krim a fondé la société Netvibes en 2005 et est devenu une "star" du Web 2.0. Un parcours qui n'est pas sans rappeler celui de Pierre Omydiar, d'origine française lui aussi, devenu en 10 ans l'une des figures les plus emblématiques de la "révolution Internet" et accessoirement la 4ème fortune de France en créant un site d'enchères en ligne désormais bien connu : eBay. Le travail, certes, mais avant tout la force de l'innovation et l'imagination au pouvoir... (...) ... Quoi ? J'ai écrit une bêtise ?
La naissance détermine l'existence, peut-être pas absolument mais en grande partie. Avec un papa pareil le fiston ne devrait pas rencontrer trop de problèmes sociaux: tant mieux pour lui. Et puis, si Sarkozy est notre Thatcher ou notre Reagan, le fiston, loin de souffrir, pourra grimper encore plus haut que son papa.
Quant à la dame fasciste je trouve qu'elle est très méchante. Sans rire, c'est très sympathique ce qu'elle raconte et c'est sans doute vrai : mais pour combien de gens ? Quelle proportion de la population, même dans un pays riche et dynamique, est véritablement maîtresse de son existence, maîtrise sa carrière professionnelle ? A mon avis pas grand monde.
Pour les gens comme la dame ou comme M. Jean-Marc Bellot, la carrière c'est ce qui se construit; quand ils évoquent leur carrière c'est à l'avenir qu'ils pensent, à une représentation du triomphe du grand individu autonome d'Occident. Mais pour un ouvrier la carrière c'est le passé, le récapitulatif des étapes diverses qu'il a traversées au cours de sa vie de labeur, à la manière dont il a su plus ou moins bien s'adapter à l'évolution aléatoire autant qu'incompréhensible d'un environnement sur lequel il sait n'avoir aucune prise.
Rédigé par : Vincent Carel | 16/05/2007 à 22:15
Cher Vincent Carel,
Merci pour vous être arrêté sur mon blog et y avoir laissé un commentaire.
Je comprends ce que vous écrivez sur le poids du déterminisme, la permanence des inégalités de génération en génération, la difficulté à devenir maître de son destin surtout quand le monde devient toujours plus complexe, plus insondable, plus aléatoire. Il y a dans votre propos des thèmes jadis chers à Pierre Bourdieu, mais d'une actualité de plus en plus criante, voire oppressante. Quand Bourdieu dénonçait les mécanismes de reproduction des élites, par le biais justement - ou plutôt injustement - d'institutions censées gommer les inégalités liées au hasard d'une naissance, ou à l'appartenance à un milieu social, le monde était encore lisible. Il y avait le patronat d'un côté, le salariat de l'autre et la lutte des classes entre eux pour les opposer de façon dialectique. Les forces agissantes avaient des visages. Désormais, la lecture est quasi impossible. Qui prend la décision de me condamner socialement ? Est-ce mon chef quand il me convoque à un entretien préalable de licenciement justifié par l'évolution contraire du cours de l'action ? Est-ce la direction dont la majeure partie de la rémunération est déterminée par le conseil d'administration en fonction de ladite évolution ? Est-ce l'analyste financier indépendant qui rédige un avis négatif sur les perspectives de la société ? Est-ce le fonds de pension qui, à la lecture de cet avis, décide de vendre massivement ses parts dans la société, provoquant par le seul biais de cet arbitrage une chute brutale du cours de l'action ? Est-ce la veuve américaine vivant à Miami en Floride et dont la retraite est indexée sur la performance du gestionnaire du fond ? Les chaînes d'interdépendance sont - me semble-t-il - plus longues, avec des ramifications réticulaires plus complexes.
Pourtant, il est un point que je ne comprends pas dans votre commentaire. Qui appelez-vous "la dame fasciste" ? S'agit-il de Penelope Trunk ? Si oui, qu'est-ce qui vous autorise à l'accabler de ce qualificatif ?
D'avance, je vous remercie d'éclairer ma lanterne sur ce point.
Rédigé par : Jean-Marc Bellot à Vincent Carel | 17/05/2007 à 01:50
Bonjour Jean Marc
j'ai lu et souri... je crois au hasard moi aussi et ne crois que le travail soit la façon de s'enrichir...la dose de mérite effectivement cela fait sourire... s'octroyer le mérite d'une résussite c'est avoir un self plutôt sur dimensionné (vous connaissez la théorie du self?)
Il me semble que le patrimoine culturel transmis par nos parents est un élément déterminant... bien plus important que les diplômes ... pour "réussir" quelque soit la mesure de cette notion de réussite
même (faible probalilité) s'ils "ratent" leur études vos enfants seront mieux armés pour s'en sortir que leur copains moins bien dotés en transmission culturelle... c'est un fait et ce n'est pas l'école qui réduit cet écart bien au contraire car le système d'évaluation conduit à favoriser ceux qui ont ce patrimoine culturel... j'ai trois filles brillantes à l'école forcément ...entre moi et mon mari on couvre l'ensemble des questions qu'elles se posent... elles ont de la chance ...plus que du mérite.. moi je n'ai pas bénéficié de cela
j'ai cliqué sur le lien l'imagination au pouvoir: Le système d'enseignement, c'est-à-dire l'enseignement
du système», a fait de l'étudiant un être à la minorité
prolongée, irresponsable et docile[...] il faut
«transformer le monde et changer la vie».
Que vous dire oui et sans doute cette phrase:"prolongée irresponsale et docile" m'a faite vraiment sourire... parce qu' à la dernière réunion pédago pour les étudiants iut je me suis battue pour que l'on réduise le nombre d'heure de cours par semaine pour les étudiants (38H/S c'est de la folie! ) en disant que l'on avait en face de soit des gens à saturation d'absorption de toute forme de connaissance par excès d'ingurgitation... (ils ne sont pas en prépa) réduire c'est se donner la possibilité de leur demander du travail personnel et donc les inviter à revenir sur le cours, ce faisant induire une meilleure assimilation de la connaissance mais aussi une façon de leur apprendre l'autonomie et à devenir responsable....on m'a volé dans les plumes et traiter d'élitiste.
"irresponsable et docile" clairement voilà ce que les enseignants que je coitoie ont choisi... finalement ce qu'il y a de plus important n'est pas enseigné: apprendre à réfléchir, à être autonome et responsable
Rédigé par : nathalie | 17/05/2007 à 09:47
Lois d'existence scolaire
Élève: J'existe car je suis évalué.
Enseignant: J'existe car j'évalue.
Directeur d'école: J'existe car j'ordonne d'évaluer.
Ministère de l'éducation: Rien n'existe hormis l'évaluation.
Ernest Abbé (Pamphlet 1: De l'éducation p. 21, éd. Quadrature, 1996)
Rédigé par : Nathalie | 17/05/2007 à 09:57
Nathalie,
Je vous suis bien. Pourtant, je crois (encore & toujours) à l'idée que l'école constitue un creuset où doivent se gommer les inégalités liées à l'origine sociale. Récemment une amie algérienne ma racontait comment une professeur russe lui avait insufflé l'amour de la géométrie, tout simplement parce que, incapable de parler arabe ou français, elle avait utilisé la métaphore de l'architecture pour rendre la beauté (et l'utilité) de cette matière.
Dans un registre similaire, j'ai lu en février dans USA Today un article passionnant sur une expérience de refonte de l'enseignement des savoirs de base (écrire, parler, compter) dans des quartiers durs de la banlieue new-yorkaise. L'idée de base était de contextualiser l'enseignement de ces savoirs. Par exemple, apprendre aux enfants à manipuler les opérations arithmétiques simples (+, -, X, %) dans le cadre de l'établissement d'un "business plan" destiné à recueillir des financements pour l'organisation d'un tournoi de basket ball. Apparemment, les résultats obtenus étaient spectaculaires. Hélas, je ne parviens plus à mettre la main dessus... Je me disperse sans doute trop ;-)
Rédigé par : Jean-Marc à Nathalie | 17/05/2007 à 22:48
Je ne connais pas cette étude mais je sais bien tout ça... et je partage absolument votre point de vue, simplement aujourd'hui tels que sont dispensés les enseignements et les modes d'évaluation ils soutiennent une reproduction sociale plus qu'ils ne favorisent une réduction des inégalités. Pour être facteur de réduction des inégalités il faudrait pouvoir disposer d'enseignants capables de s'adapter à différents modes de pensées, représentations mentales ou shémas cognitifs mais également mieux comprendre les mécanismes d'apprentissage: certains sont auditifs, d'autres visuels. Quels sont les modes d'ancrages... bref se pencher vers l'analyse cognitive... combien de prof connaissent ces approches? ce que je vois au travers les cours de mes filles c'est une ignorance totale de tout cela... quand la prof de français demande à ma fille de recopier la leçon du livre.. jusque là pas de souci si l'élève peut s'approprier la façon de présenter cette leçon afin de disposer à sa convenance les éléments clés pour une meilleure mémorisation.. mais lorsque cette même prof exige un recopiage à la lettre respectant la présentation linéaire... c'est de la débilité profonde.. autant faire une photocopie! en outre s'il m'est possible d'expliquer à ma fille cette leçon... peut être d'autres parents n'en sont pas capables.. alors peut on penser qu'un tel enseignement puisse réduire les inégalités? Toujours sur le français quand on regarde les livres et les questions posées.. totalement inadaptés à des gamins de 12 ou 13 ans surtout pour la catégorie défavorisée qui ne lit pas et n'est pas accompagné.. de quoi dégouté un gamin pour la matière
... quand ma fille à une époque me ramène une carte de l'europe pour étudier les densités actuelles de population en europe avec la RDA et la RFA je me pose franchement des questions. Et là encore j'intercepte et rectifie.. mais est ce le cas de tout le monde?
Quand enfin certaines études montrent qu'il faut dès le départ introduire la complexité sans quoi on peut créer des blocages plus tard comme par exemple dire 2 - 3 ça n'existe pas... et on ignore et continue dans la même voie pourquoi? pourquoi aussi quand on apprend une règle de grammaire serait elle partielle je pense à la règle de l'accord avec le verbe avoir... pourquoi une fois choisir la méthode globale ou semi globale ou syllabique sachant que chaque enfant peut être sensible à l'une ou à l'autre pourquoi ne pas s'adapter au cas particulier au lieu de choisir une méthode ...
Parce que tout cela demande un investissement considérable pour l'enseignant et vu le regard des gens sur la profession ...il parait que l'on ne fou rien...et bien à quoi bon se lever l'ame pour un salaire misérable...
Rédigé par : Nathalie | 18/05/2007 à 10:18
ceci dit je pense vraiment que certains ne foute rien :)
...
Rédigé par : Nathalie | 18/05/2007 à 10:35
Bonjour Jean-Marc, pour les fans de Guy Kawasaki ne pratiquant que la langue de Molière, voici l'article en intégralité en Français :
http://www.entreprise-facile.com/dotclear/index.php?2007/05/18/46-dix-questions-agrave-penelope-trunk-carrieacuteriste-sans-honte-guy-kawasaki
Bravo à vous et longue continuation à vos excellents posts ! :)
Rédigé par : Guillaume | 25/05/2007 à 10:33
Pour un éclairage supplémentaire sur le thème de la carrière, j'ai repéré deux excellents petits dessins du "cartoonist" basé à New York, Hugh McLeod.
Sur le plan humour "so British" :
1. I don't have a career. I have a Blackberry.
... mais surtout :
2. The price of being a sheep is BOREDOM ; the price of being a wolf is LONELINESS. Choose one or the other with great care.
Le thème de la solitude de l'entrepreneur va plus loin que la figure de style. Je m'en suis ouvert amplement dans le billet qui suit :
http://jmbellot.blogs.com/personnel/2008/09/mon-exp%C3%A9rience-de-cr%C3%A9ateur-dentreprise-en-solo.html
Bonne lecture !
Rédigé par : Jean-Marc | 22/12/2009 à 22:55