Le chemin du bonheur est élévation ; celui du malheur est déchéance.
Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura,
ché la diritta via era smarrita...
Depuis Dante et ses trois premiers vers de l'Enfer, nous savons que la ligne droite (la diritta via) est une impossibilité géométrique pour qui plonge dans le malheur. Nous voilà dans le monde de la courbe. Mais il ne s'agit pas non plus de n'importe quelles courbes. Cercles, girons, bolges, subdivisions et fosses, telles sont les figures qui émaillent la descente de Dante en enfer. Le concentrique le dispute au concentrationnaire. Et puis, tout au fond de la plongée dans l'abyme, voilà le neuvième cercle (3 fois 3). C'est le cul-de-basse-fosse de notre damnation. Là trône Satan, l'ange aux 3 visages : la haine, l'impuissance et l'ignorance. Il y dévore consciencieusement 3 traîtres : Judas, Cassius et Brutus. Répétition lancinante du chiffre trois, triangle.
Cercles concentriques et triangle : voilà les figures de base sur lesquelles se fonde notre malheur.
Ne disposant pas comme Dante et Virgile de la facilité de nous agripper aux poils de Lucifer et de nous frayer un chemin à travers un soupirail pour sortir de l'Enfer, nous voilà condamnés à refaire le voyage à l'envers.
Alors, dessinez d'abord un triangle rectangle sur une feuille de papier. Avancez-vous maintenant sur son hypoténuse. A partir de ce nouveau point de départ, dessinez un nouveau triangle adjacent en veillant à reproduire et à respecter les proportions initiales. L'hypoténuse du premier triangle est devenue le côté opposé du deuxième triangle. Reproduisez ce mouvement ad nauseam tant il est vrai que le malheur s'alimente de la répétition du même.
Voyez-vous progressivement se former une série de cercles concentriques ? Pouvez-vous voir maintenant se dérouler sous vos yeux une hélicoïde, une coquille d'escargot ?
L'escargot. Comment ce petit animal si sympathique aurait-il des connexions avec le malheur ? A voir. Je viens de terminer la lecture d'un roman admirable : Le Sourire du marin inconnu de Vincenzo Consolo. L'intrigue se déroule en Sicile au milieu du XIXème siècle quand soufflait le vent des révolutions nationalistes en réaction au pouvoir compassé de monarchies cacochymes. Le drapeau vert-blanc-rouge de la jeune nation italienne flottait dans les mains de Garibaldi, alors que s'éteignait la vieille dynastie des Bourbons. De la même veine que le Guépard : cruel, cynique, froid comme le contact d'une lame d'acier sur la peau. Peut-être encore plus poignant.
A la fin du roman, un groupe de paysans insurgés ayant pris fait et cause pour la toute nouvelle nation italienne est pourtant trahi par un colonel de l'armée garibaldienne. Les survivants sont emprisonnés au château de Sant'Agata Militello dont l'architecture rappelle la fome hélicoïdale d'une coquille d'escargot.
"Et la fantaisie la plus fantastique de toutes se trouve déployée dans ce profond sous-sol, hypogée, noria, entonnoir tortu, soufrière en lacets, qui constitue pour ainsi dire le miroir, la face renversée du corps principal du château sous lequel se déroule la prison : un immense escargot avec la bouche en l'air et la pointe au fond, dans l'obscurité et la pourriture."
Plus loin, Vincenzo Consolo explicite ses vues : "... vous vous apercevrez toujours davantage que Dieu, entendu sous le mot de Nature, et dans chacune de ses oeuvres, géométrise, selon ce que disaient les anciens, de telle sorte qu'avec une même peine et un même plaisir on pourra, dans la simple volute d'un Escargot, se représenter les Pensées."
L'escargot comme métaphore de notre chute. Cercles concentriques et triangle.
Ce triangle, pourtant. N'est-il pas aussi la figure géométrique qui produit du divin ? Pour cela, il importe qu'il soit parfaitement équilibré. Quand il est équilatéral, il devient la base sur laquelle se conçoit l'étoile de David et à travers elle la délicieuse structure sur laquelle viennent se greffer rotondes et volutes baroques. En tendant légèrement l'oreille vous pourrez peut-être entendre et s'élever la délicieuse musique des sphères.
Alors, vous retrouverez le goût du sourire. Comment sera-t-il ce premier sourire de votre renaissance ? Sera-t-il fin, aérien, énigmatique et entendu à la fois comme celui du tableau d'Antonello da Messina qui a servi de titre au roman de Vincenzo Consolo ?
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Post scriptum - A l'analyse, il semble que la seule manière d'éviter la construction de la coquille d'escargot à partir d'un triangle soit lorsque le triangle est équilatéral, c'est-à-dire lorsqu'il y a indifférenciation entre ses côtés, parfaite égalité entre ses angles. Comme quoi c'est sur une simple différence d'angle ou de longueur de côté que se joue l'opposition entre la géométrie de Dieu et celle de Diable. Peut-être l'écart entre bonheur & malheur ne tient-il qu'à ces quelques degrés de plus ou de moins, ces marches de trop qu'on aura voulu gravir dans le feu de l'ambition, dans ce pas incertain, enfin, qui tremble avant de se poser, la fière assurance de la jeunesse qui vacille quand le sentier se fait sinueux et que l'obscurité s'épaissit dans la forêt. La diritta via era smarrita. Le reste n'est que chute silencieuse. Chut...
Un écho que je ne peux laisser échapper à l'évocation de Vincenzo Consolo et du "Sourire du marin inconnu". Je découvre grace à ce billet (merci Jean-Marc) "la Géométrie du malheur" combien les fragilités italiennes et particulièrement siciliennes s'expriment chez ses écrivains en référence à des figures mathématiques et à des perspectives symboliques (coquille d'escargot - Spirale triangulaire, qui est aussi éloge de l'infini) déclinées dans tous les sens et souvent en miroir (chute ou envol).
Il y a aussi ce livre de Consolo : "Il Retablo" qui rejoint le "3" dans les 3 panneaux du Retable. Magnifique livre - Journal de voyage d'un artiste qui se développe sur le panneau central tandis que les deux autres panneaux interviennent de leur coté, avec deux autres personnages, c'est vertigineux, tout à fait pour toi.
Après "l'ornière des résultats" dans laquelle on s'est pris les pieds douloureusement, on a besoin d'ouvrir plein de fenetres..
NB. A propos du chateau de Sant'Agata di Militello : Militello vient de Mellis Tellus qui signifie "Terre de Miel". Etrange rapprochement.
Bien à toi. Ghislaine.
Rédigé par : Ghislaine | 08/05/2007 à 18:27
Bonjour Ghislaine,
"Ouvrir des fenêtres" : voilà une métaphore bien adaptée aux temps (gris) qui s'ouvrent devant nous. C'est vrai que quand les portes se ferment, quand l'air ne circule plus à force d'être canalisé dans des circuits convenus, il faut bien rechercher, trouver puis entr'ouvrir les soupiraux où s'engouffreront les vents violents des libertés de demain. Je commence la recherche dès ce jour. Je m'en vais aussi me procurer bien vite "Il Retablo" dont tu fais l'éloge. Merci pour ce cadeau.
Bien à toi - Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Ghislaine | 09/05/2007 à 10:16