Véronèse est un artiste de transition, assis à califourchon entre deux époques. D'un côté, il perpétue la tradition de la Renaissance : respect des harmonies, recherche de l'équilibre, primauté de l'idée platonicienne sur ces manifestations imparfaites. Mais Véronèse est aussi un passeur : il personnifie la rupture vers la modernité. Comme Tintoret, son contemporain, il introduit le temps dans l'oeuvre picturale. Désormais, la toile décrit une action dans le temps où elle se déroule. Elle n'est plus idéalisation d'un concept - la beauté, le printemps, la charité - donc a-temporelle. Elle se veut la relation d'un événement avec son avant, son pendant et son après. Avec Véronèse, le théâtre du monde rentre dans la toile avec force personnages, multiplicité des rôles, théorie de postures, pléthore de conversations, de babils. A l'extase désincarnée devant un art voué à rendre compte de la perfection du divin, le baroque lui substitue le trouble de l'émotion. Le temps n'est plus éternel ; il est historique. Les personnages ne sont plus des allégories ; ils sont de chair et de sang, mûs par des passions qui les consument. Si leur beauté d'antan portait témoignage de la perfection du Créateur ; celle d'aujourd'hui nous raconte l'histoire d'un désir qui s'épanouit et qui préfigure la volupté d'une étreinte bien terrestre. Lumière et ombre : la figure du Caravage se profile à l'horizon.
Les Noces de Cana illustrent cette confluence entre une Renaissance à son apogée cédant la place à un baroque qui ne sait pas encore se dire.
Renaissance : construction parfaite de la toile, la figure de Christ en son centre, point focal d'un faisceau de lignes de perspectives décrivant une polyphonie de significations convenues. L'axe vertical nous fait aller successivement d'un sablier posé devant les musiciens à la figure de Jésus un peu plus haut, puis au travail d'un serveur qui débite un agneau. Nous sommes dans le monde de la symbolique, de l'allégorie.
Nous sommes ramenés à la parole d'évangile quand Christ répond à sa mère Marie qui lui signale la pénurie de vin : "Que me veux-tu, femme ? Mon heure n'est pas encore venue." (Jn 2, 4). Le reste de l'histoire est bien connu. Ce sera le sacrifice de l'agnus dei. D'ailleurs, Marie ne porte-t-elle pas l'habit de deuil ?
Baroque maintenant. Outre Jésus, il est un autre personnage qui regarde fixement vers l'extérieur de la toile. C'est la mariée, sur l'extrême gauche du tableau. Parmi les 132 personnages figurant sur la toile, deux seulement dirigent leur regard vers le spectateur : l'Epoux et l'épousée.
L'amour divin et sa transposition terrestre réconciliés enfin. La dissonance se fait confluence. Or, il s'avère que cette figure de l'épousée se manifeste dans nombre de tableaux peints par Véronèse. Regardez Lucrèce, observez Europe avant son enlèvement. Ce blond vénitien, cette douceur des traits, cette beauté... que de ressemblances... Mystère sur une identité non révélée.
Baroque encore. Marchez dans un sens et dans l'autre du tableau pour apprécier les expressions. Si vous tendez l'oreille, peut-être pourrez-vous saisir au vol quelques bribes de conversation. Dans la polyphonie des échanges couverts par les madrigaux des musiciens, vous verrez se dégager quelques nuances de stupeur. Regardez au premier plan à droite comme le sommelier observe incrédule le liquide rouge rubis dans la coupe qu'il vient de remplir à l'amphore. Voyez comme, sur la gauche, le maître de cérémonie s'agite en voyant le jeune serviteur tendre une coupe de vin vers l'époux. Suprême étonnement. Vous avez en face de vous les premiers témoins du miracle. Ils voient mais ne croient pas. Autour, les conversations pousuivent leur bonhomme de chemin. Sans doute saisissez-vous de ci de là quelque futilité, quelque déclaration coquine, quelque oeillade désirante. Pourtant, personne ne semble encore s'être rendu compte de ce qui vient de se jouer. Personne ? Observez plus attentivement. Donnez-vous la peine d'une embrassade visuelle panoramique, un 360°. Alors, l'avez-vous remarquée ?
Elle... Une autre femme, belle comme l'amour, les cheveux blond vénitien à nouveau, un bâtonnet aux lèvres pour masquer un sourire à peine esquissé mais qui en dit long. Elle dirige son regard vers l'époux qui va recevoir la coupe de vin. Elle n 'a pas vu. Elle ne sait pas. Mais elle croit. Elle sent que quelque chose d'exceptionnel vient de se produire. Elle offre cette disponibilité pleine de grâce par laquelle le mystère se manifeste à son coeur. Il ne lui reste plus qu'à attendre pour jouir du spectacle et se laisser aller à l'ivresse.
Par le regard de cette belle inconnue, le divin et l'humain correspondent dans une nouvelle harmonie née à la croisée des multiples partitions jouées par nos frères humains. Le miracle a eu lieu. L'eau a été changée en vin et la toile est devenue théâtre du monde.
Dans ce billet, Jean-Marc, tu nous as tout naturellement invités à prendre place au milieu des convives des Noces et tu nous as poussé dans l’Histoire, tu nous as fait reconnaître nos voisins de table, entendre les musiciens et sentir l’agitation sur la terrasse, les voix des curieux aux balcons et nous pencher au bord du surnaturel, cependant sans vertige, car l’équilibre du tableau et sa perspective sont tels que nous avons alors en le parcourant l’impression de pouvoir arrêter le temps. Tu as choisi un tableau impressionnant, vénitien avec certainement plein de clés qui nous font penser que Veronese l’a peint avec amour. Au Louvre, il ,faut le parcourir encore et encore infiniment. Merci d’en avoir parlé.
Rédigé par : Ghislaine | 13/06/2007 à 22:55
Merci Ghislaine pour ton commentaire. Comme toujours, c'est plein de gentillesse et de sensibilité. J'adore. Bien à toi. Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Ghislaine | 14/06/2007 à 22:57