Dans le registre poétique, il est de coutume de donner le genre féminin aux villes. Autant il est aisé de s'imaginer Paris en froufrous et dentelles, autant il ne viendrait pas à l'esprit qu'elle (vous avez vu, j'ai employé sans même m'en rendre compte le pronom "elle") fût affublée d'un costume trois pièces. Maintenant, pour tout vous dire, je n'ai jamais très bien compris pourquoi cette association. Je ne parviens pas à déceler ce qui relève du féminin & du masculin dans une ville. Hormis, les femmes & les hommes qui l'habitent ou la visitent, cela va de soi.
Pourtant, je dois reconnaître qu'il y a deux villes qui m'ont suggéré sans équivoque et sans la moindre hésitation une sur-détermination féminine. Ce sont deux ports du sud : Lisbonne et Barcelone.
Quand je vivais à Lisbonne dans le milieu des années 80, je ne pouvais m'empêcher d'associer la topographie du centre ville à celle d'un entrecuisse de femme dont les deux grandes artères principales - Almirante Reis et Liberdade - dessineraient les contours du pubis.
A leur point de rencontre, vous découvrez la Place du Rossio, comme un mont de Vénus surmonté par la figure du premier empereur du Brésil, Don Pedro IV. De cette place, vers le Tage, vous vous engagez dans un lacis encaissé de rues plutôt sombres, enserrées entre les collines de l'Alfama d'un côté et du Barrio Alto de l'autre. Puis, vous accédez à la Place du Commerce, anciennement nommée Terreiro do Paço (Terrasse du Palais) avant le grand tremblement de terre de 1755. Une légère brise maritime vous embrasse alors. Vous tournez votre regard vers le ponant : c'est l'appel de l'inconnu, du grand large.
La topographie de Barcelone ressemble comme deux gouttes d'eau à celle de Lisbonne. Le bas-ventre de la cité est délimité par la Gran Via de les Cortes Catalanes. Le triangle pubien se dessine à partir de cet axe entre l'avenida Paral-lel et les Ramblas, délimitant ainsi le quartier malfamé du Barrio Chino ou alternent bars à matafs, maisons de passe et locales de flamenco. Au point de convergence entre Paral-lel et les Ramblas, vous arrivez à la place Colomb ou se dresse un obélisque surmonté de la statue du découvreur des Indes occidentales. Au-delà, c'est la mer.
A Barcelone, plus qu'à Lisbonne, tout exsude la tentation. Jusqu'au nom de la colline qui barre la vue à l'ouest et surplombe la Ville des prodiges : Tibidabo. "Je te donnerai" : c'est par ces mots que le diable tenta vainement de séduire Jésus en lui offrant puissance et gloire en échange de son allégeance.
Mais il y a plus. Il existe dans le quartier médiéval de Barcelone une rue appelée carrer d'Avinyo, ou rue d'Avignon en catalan. C'est dans cette rue qu'à la fin du XIXème siècle, un jeune immigré andalou du nom de Pablo Picasso avait coutume d'aller au bordel. De cette expérience, une oeuvre allait naître quelques années plus tard : les fameuses Demoiselles d'Avignon.
C'est donc là, sur cette ridule tailladant le quartier gothique de la cité catalane, au détour d'étreintes tarifées dans une maison close, qu'il faut chercher l'origine du cubisme. Une tentation, une étreinte, un enfantement. Origine du monde.
Guy-René Doumayrou cite une seule fois Barcelone dans sa Géographie sidérale, mais ce n'est pas sans un certain écho à vos lignes suggestives...
"Poursuivant son chemin par-delà la crête pyrénéenne, l'axe hyperboréen arme au bord de la mer la barque de la lune, Barcelone, très ancienne capitale de Catalogne (cata-lunya : chatte-lune), (...)"(pp. 174/175)
Bien à vous, Jean-Marc.
Rédigé par : Robin | 25/06/2007 à 00:55
Proprement sidérante cette décomposition du mot "Cata-lunya" en "chatte-lune"... Pour autant, il me faut bien reconnaître ici que la cité de Barcelone s'étend comme une demi-lune autour du rivage méditerranéen.
Rédigé par : Jean-Marc à Robin | 25/06/2007 à 20:38
Une ville est féminine ?
Je me demande juste s'il n'y a pas un peu de symbolisme "culturel" là-dessous. Après tout, la ville est protectrice et par son côté labyrinthique, elle suggère l'intestin méandreux d'une matrice protectrice. C'est une entité. Maintenant, "ville" reste neutre pour d'autres langues, alors...
Rédigé par : LyRiAnN | 27/06/2007 à 16:29
Il faut reconnaître que, quelque ville que l'on ausculte, il y aura bien quelques artères pour former un Y quelque part... l'important, c'est d'avoir cette ville dans le sang ^^
Rédigé par : Alayaya Ellie | 04/07/2007 à 15:02
Certes, certes... un embranchement en forme de "Y" faisant la jonction entre 2 artères doit pouvoir se trouver dans n'importe quelle ville. Ce qui est plus rare à mon sens, c'est lorsque l'intersection entre les branches du "Y" constitue le point de passage obligé de toute déambulation. Que ce soit la place du Rossio à Lisbonne l'obélisque de Colomb à Barcelone, il s'agit là de deux points de ralliement immanquables. Quoi que vous fassiez, quelles que soient vos intentions (rendez-vous d'affaires, amoureux ou simple promenade), vos pas vous y conduisent sans détour. Il y a un magnétisme topographique autour de ces lieux et je ne suis pas sûr que tant de villes que ça possèdent ce genre de caractéristiques. Bien à vous.
Rédigé par : Jean-Marc à Alayaya Ellie | 04/07/2007 à 18:52
Humm... J'ai beau chercher, dans les langues que je connais, la "ville" est toujours au féminin : die Stadt, la città, la ciudad, a ciudade. Ce serait sympa de voir si tel est le cas dans des langues slaves, en arabe, en hébreu... Mais, là j'ai besoin d'aide. La vôtre ?
Rédigé par : Jean-Marc à LyRiAnN | 04/07/2007 à 18:58
Et pourtant, "Paris brûle-t-IL ?"
;-)
Rédigé par : shakti | 08/07/2007 à 18:34
Bien vu Shakti ! Un simple titre de film et c'est toute une construction mentale qui s'effondre. Dommage... Je trouvais que cet anthropomorphisme sexué avait de la gueule. A revoir, donc.
Rédigé par : Jean-Marc à Shakti | 09/07/2007 à 00:38
Je trouve quand même dommage de décider que le sexe féminin se résume à un triangle ! Le triangle est aussi chez les hommes au même endroit, mais ce qui est devant domine, et on oublie de voir le triangle, on dirait ! Bon, c'est de l'humour, vos commentaires m'ont bien amusée.
Il y a plein de villages, et eux, même ceux situés au confluent de rivières, restent masculins.
Vous vous souvenez de ce film où le héros se retrouvait sans cesse dans ce paysage étrange composé de deux mamelons et, à bonne distance, d'un triangle très herbeux et très évocateur ? J'ai oublié le titre...ou alors, j'ai rêvé de ce paysage.
Une ville avec deux collines, ça existe ?
Rédigé par : Webiane | 05/01/2008 à 19:53
Oui Webiane. Tout cela est bien saugrenu, j'en conviens. Vous évoquez ce film (?) ou ce paysage rêvé (?) dans lequel un homme trouve sa vision du monde emprisonnée par une topographie (topo : souris en italien) lui rappelant une anatomie toute féminine. Il faut que je vous dise comment je fus assailli par cette troublante représentation de la ville.
C'était il y a une vingtaine d'année. J'étais à Lisbonne justement et j'admirais le point de vue à partir de l'esplanade du Castelo Sao Jorge [avec le tilde sur le "a", pour prononcer "san"]. A cette hauteur d'oiseau, vous voyez très distinctement la façon dont la ville s'est développée, comment les malheurs (le tremblement de terre de 1755, par exemple) ont impacté sa "physionomie", comment s'organisent les grands flux de déplacement humains.
Alors que mon regard plongeais vers le large, au-delà du pont du 25 avril, je me rendis soudainement compte combien le plan de la ville ressemblait au torse d'une femme étendue. Sur mon promontoire, je pouvais m'imaginer fouler le mamelon d'une grande dame assoupie. En face de moi, le Bairro Alto, autre mamelon serti de "miradouros" tout aussi merveilleux. A mes pieds, le quartier maure (Mouraria), quartier de bien mauvaise réputation (ma fama, mala fama, mal-famé, mal femmé [;-D] comme le suggère Anne-Marie Garat sans son livre éponyme). De l'autre côté, l'Al-fama, le vieux quartier dont les maisons s'étagent en gradins successifs vers la "mer de paille", ce renflement que connaît le Tage avant de déboucher, via un ombilic étroit dans l'océan...
Comme vous le voyez, la beauté du spectacle, un sentiment délectable d'être en harmonie avec le monde et le hasard de la toponymie m'avaient conduit à érotiser la géographie environnante.
Voilà narrée ma petite hsitoire, alors que n'ayant rien à faire, sur un promontoire sis à un con-fluent, je me livrais corps et âme aux divagations superflues de son esprit en goguette ^^
Rédigé par : Jean-Marc à Webiane | 06/01/2008 à 13:53
merc à toi pour la pic :D
Rédigé par : MrBark | 17/05/2008 à 00:25
En tant qu'ex étudiante en littérature, je comprends tout à fait ce genre d'interprétation et d'extrapolation un peu folle ! Au moins, on peut être créatif avec des choses déjà connues, déjà installées. Une autre façon de s'exprimer peut-être.
J'opterais plutôt pour une coïncidence entre la linguistique pure qui veut que le mot "ville" soit féminin et l'agencement des villes qui a probablement était fait en fonction des contraintes géographiques non?
Ma question est : y'a-t-il des forêts sur les triangles? (bah quoi? ....)
Rédigé par : Wawaa | 18/05/2008 à 11:03
Une forêt sur le triangle ? Humm... Pour peu qu'elle soit touffue et que la canopée soit frisée, on parlerait alors de canichon (http://www.buzzeum.com/2008/04/07/lenfer-dans-le-metro/#comments).
Aurions-nous affaire à la porte de l'enfer ou à celle du paradis ?
Rédigé par : Jean-Marc à Wawaa | 18/05/2008 à 11:22