Rassurez-vous. Je ne vous infligerai pas de nouveau le coup du triangle pubien rencontré au détour des plans de grandes villes européennes.
Aujourd'hui, je voudrais partager avec vous une histoire sur les hasards de la transmission.
Tout commence en Inde, il y a fort fort longtemps. Vous le savez. Les Indiens ont inventé des tas de choses, notamment dans le domaine des sciences et des mathématiques. C'est chez eux qu'est né le zéro, ce rien grâce à quoi le calcul moderne a pu être inventé, ce léger souffle - zéro, zéphyr et chiffre partagent une étymologie commune, s'fr - sans lequel l'arithmétique serait un songe creux.
Mais les Indiens ont aussi inventé nombre de concepts clés de la trigonométrie. Prenez le sinus par exemple. Selon l'histoire officielle - celle écrite par les vainqueurs - Il aurait été introduit en Inde au XIXème siècle par des mathématiciens de sa Gracieuse Majesté en remplacement de concepts locaux rudimentaires, jugés par les maîtres d'alors sans intérêt pour la science. Pourtant, je vous propose de remonter le cours du temps et de m'accompagner sur des chemins de traverse (sinueux ?) qui nous mènent à l'Inde au Vème siècle de notre ère.
Je vous conduis d'abord dans la maison d'un mathématicien répondant au nom d'Aryabhata. Je vous prends par la main pour vous amener à son bureau. Il est plongé dans des calculs savants. Regardez-le dessiner à sa table de travail. Il projette des angles sur des bords. Il est en train d'inventer (d'approfondir ?) le concept trigonométrique du sinus. Il lui donne un nom sanskrit - jya-ardha - ce qui signifie littéralement "moitié d'arc". Plus tard, il simplifiera le terme qui devienra jya, arc.
Changement de décor. Vous êtes maintenant dans la Bagdad des abbassides au VIIIème siècle de notre ère, sous le califat d'Al-Mansour (le vainqueur). Les Arabes s'émerveillent des découvertes mathématiques des Indiens. Ils se familiarisent notamment avec le jya. A partir de ce terme, ils effectuent une translittération pure et simple : cela donne le mot jiba qui ne veut rien dire de particulier et s'écrit jb du fait de l'élision des voyelles.
Le voyage continue. Vous êtes en Occident désormais au tournant du premier millénaire. Par l'entremise des marchands ou des hommes de science, à travers les universités des califats d'Andalousie ou sur les galères vénitiennes, vous voyez affluer des trésors que vous soupçonnez pétris d'intelligence. Vous entreprenez un déchiffrage patient de ce qui se glisse entre vos mains. Vous tombez sur le fameux jb. A quoi correspond-il ? Comment vocaliser ce terme ? Votre connaissance de l'arabe vous fait pencher pour jaib, la courbe, la pliure. Cest aussi un mot que vous avez souvent entendu dans la bouche des marins sur les ports de la Méditerranée, à Mers-allah ou aileurs, puisqu'il désigne la baie, la crique.
1145. Deux siècles se sont écoulé. Vous êtes toujours en Europe, aux marges de la chrétienté et de l'islam cette fois. A Tolède. La ville vient d'être reconquise aux Maures par Alphonse VI (le vaillant), il y a à peine 60 ans en 1085. La ville bruit de ses multiples influences : chrétienne, musulmane, juive. Les maîtres d'aujourd'hui sont sous le charme des trésors d'intelligence laissés ici par les occupants d'hier. Vous vous êtes liée d'amitié avec Gherardo da Cremona, venu lui d'Italie en qualité de traducteur. Ce dernier vous raconte les difficultés intrinsèques de son métier. Connaître l'arabe et le latin est une chose dit-il, encore faut-il aussi maîtriser les disciplines dont traitent les ouvrages savants laissés par les Maures.
La soirée est douce. Dans les ruelles qui descendent vers le Tage, un délicat parfum de fleur d'oranger vous submerge par intermittence. Vous êtes toute à votre aise en compagnie de cet homme dont vous appréciez le charme exquis. Gherardo vous raconte comment il est tombé sur ce terme étrange de trigonométrie noté jb et communément désigné par jaib. Il vous parle de l'arc trigonométrique ; il vous invite à en apprécier la délicatesse. De la main, il trace dans l'air une courbure (une arabesque ?) parfaite. Il met une application étrange dans le geste, comme s'il souhaitait qu'il ne s'arrêtât point. Un regard de lui, la surprise de découvrir une étincelle dans ses yeux et vous savez que le propos a quitté la sphère de la science. Il a glissé dans le registre de la séduction.
Vous montrez de la bienveillance. Gherardo se montre plus entreprenant. Sa main restée en suspension dans les airs s'est posée sur votre épaule. Elle descend désormais sur votre poitrine, caresse votre sein, tangente la pointe de votre téton, puis se rétracte pour enserrer puissamment votre sein durci de désir.
Gherardo rapproche son visage du vôtre. Vous attendez un baiser. Pourtant, avant d'accéder à vos lèvres offertes, il fait un détour vers votre oreille et vous glisse ces quelques mots :
- Le voilà le jaib. C'est la courbure parfaite de votre sein. Je le traduirai par seno en italien ou sinus en latin, et chaque fois que j'écrirai ce mot, je penserai à vous et à cet instant de grâce.
--
PS - Ce billet est largement (mais très librement) inspiré de la lecture de certain passage de An Introduction to the History of Mathematics de Howard Eves.
Existe-t-il un érotisme caché de la trigonométrie ?
[Naibed] > Bien sûr.
Comme je le dis bien souvent : « l'intelligence EST érotique. »
Rédigé par : Naibed | 13/08/2007 à 08:49
Tres beau texte, felicitations !
Rédigé par : shakti | 14/08/2007 à 13:00
c'est captivant et sublime,
je ne peux dorénavent m'empêcher de penser à la courbure d'une sein, à la pointe d'un téton à chauqe fois que je rencontrerai un angle
Rédigé par : Kalima | 23/09/2007 à 09:40
Ahah, trés osé ! (Edulcoré ?)
Rédigé par : H2O2 | 03/11/2007 à 11:26