Beaucoup s'accordent à dire que Giulia Farnese était la plus belle femme de la Renaissance italienne. Hélas, nous ne disposons aujourd'hui d'aucune trace visuelle de sa physionomie. Certains estiment qu'elle est la Dame à la licorne (ci-dessus) ou qu'elle est cette belle femme représentée au premier plan de la Transfiguration, deux tableaux signés Raphaël. Pourtant, rien ne l'atteste formellement.
On sait par ailleurs de source sûre que Giulia Farnese a servi de modèle à des peintres. Les preuves abondent. Que ce soit dans Vite de Giorgio Vasari, les chroniques de Stefano Infessura ou des lettres de François Rabelais, dans les trois cas est évoquée l'existence d'un tableau de Pinturicchio mettant en scène la belle Giulia en madone tenant dans ses bras un enfant Jésus. Là où les choses se corsent, c'est qu'il y a aussi un homme représenté dans cette oeuvre. Et pas n'importe quel homme, puisqu'il s'agit de Rodrigo Borgia, le trop célèbre pape Alexandre VI. A l'époque (nous sommes à la fin du XVème siècle), il est clair pour tout le monde que Giulia Farnese, épouse Orsini côté cour, est aussi, côté jardin, la maîtresse d'Alexandre VI, le pape. Un parfum de scandale imprègne le plus haut lieu de l'Eglise. Mais ça, Rodrigo Borgia n'en a cure. C'est lui qui a commandé l'oeuvre au Pinturicchio. Ce tableau, il le veut. Il le revendique comme un talisman et le fait exposer dans sa chambre au mépris des jaseurs. Imaginez un peu. Certes, les moeurs de l'époque sont détendues et l'heure est à la plus grande libéralité. Mais quand même. Exposer sur les murs du Vatican une scène d'adoration de l'enfant Jésus masquant en réalité les amours adultérines d'une femme de la haute société romaine avec le pape, cela fait franchement désordre. Les mauvaises langues de l'époque ajoutent même que les traits de l'enfant Jésus sont ceux de... Laura, la fille née Orsini de Giulia, mais censément conçue Borgia. Cela fait vraiment beaucoup.
Lorsque plus d'un siècle plus tard et alors que la pudibonderie a repris sérieusement le devant de la scène, un Chigi est nommé pape sous le nom de... Alexandre VII, l'une des premières choses qu'il fera sera de faire disaparaître l'oeuvre infâmante. Mais plutôt que de détruire la toile, Alexandre VII la fera démembrer en 3 fragments distincts, chacun représentant l'un des personnages de cette bien étrange trinité. Afin d'éviter que vienne l'idée à un esprit malin ou observateur de restaurer l'unité perdue, le sourverain pontife s'assure que les 3 toiles échoient entre des mains différentes ayant peu de chances de se croiser.
Une chape de silence tombe alors sur l'histoire du tableau de Pinturicchio. Désormais, tout le monde s'accorde à dire que Vasari, Infessura et Rabelais se sont trompés, que le tableau regoupant la belle Giulia et son amant de pape n'a jamais existé. Le temps fait son ouvrage ; l'oubli s'installe et avec lui la résignation de ne jamais savoir à quoi ressemblait le visage de la belle Giulia Farnese.
Mais voilà. En 1940, coup de théâtre. En visite à Mantoue, un collectionneur d'art romain tombe en arrêt devant une toile décrivant un pape en adoration devant une madone voilée tenant l'Enfant sur son giron. Aucun doute n'est possible quant à son identité : il s'git d'Alexandre VI, Borgia. Agenouillé, Il tend sa main pour soutenir le pied de Jésus délicatement tenu à la taille par une madone voilée. Il fait immédiatement le lien avec un tableau étrange, de petite taille, qu'il lui a été donné de voir dans le circuit des antiquaires et mettant en scène un enfant Jésus seul, entouré de 3 mains sans visage - ce qui fait 5 mains au total. Les mêmes traits, la même attitude. Aucun doute n'est permis. Nous sommes en présence d'une seule et même oeuvre. Le fragment ( il Bambin Gesù delle mani ) en est l'original ; le portrait à 3 en est la copie.
De proche en proche, le mystère se dévoile. Au milieu du XVIème siècle, après avoir obtenu confirmation de l'existence de la toile, tenue cachée au Vatican, le duc de Mantoue, de la famille Gonzague, aura fait réaliser une copie de cette dernière. Son but était clair : disposer d'une preuve irréfutable du lien de chair entre la belle Giulia et Alexandre VI, étaler le scandale sur la place publique et compromettre ainsi définitivement les Farnese, ses rivaux. Il obtint bien une copie de la toile mais les soubressauts de l'histoire ne lui permettront pas de mettre son plan à exécution.
Alors, de quoi disposons-nous aujourd'hui après toutes ses tribulations plus rocambolesques les unes que les autres ? D'une preuve additionnelle de la relation amoureuse entre le pape Alexandre VI et Guilia Farnese. Du tableau magnifique d'un enfant Jésus dont le mystère tient à la propriété des mains qui l'enserrent. D'une histoire picaresque qui traverse les siècles. Une ombre de tristesse cependant demeure. L'enfant et l'homme ont été retrouvés ; mais pas la femme. La beauté de Giulia Farnese est-elle condamnée à rester une légende ad vitam aeternam ?
Votre blog, ou la preuve en images et juxtaposition de caractères qu'on peut être un homme, d'un certain age (notez que je n'ai pas fait usage de discrimninations sexistes =) )
et être intéressant.
Merci
Rédigé par : Inès | 23/09/2007 à 17:47
Bonjour Jean-Marc,
Dans l'article "Giulia Farnèse" écrit il y a quelques années par mon compagnon pour Encarta (dont il assurait alors la direction éditoriale), je lis :
"Le portrait de Giulia Farnèse a notamment été réalisé par le Pinturicchio (fresque de la chambre Borgia du palais du Vatican) sous les traits d’une Vierge à l’enfant et par Guglielmo Della Porta (statues de marbre du palais Farnèse et du tombeau du pape Paul III à Saint-Pierre-de-Rome, où elle est représentée sous les traits de la Justice)."
Qu'en pensez-vous ?
@ prestu è amicizia,
Anghjula
Rédigé par : Angèle Paoli | 23/09/2007 à 19:13
Angèle,
Voilà qui est fascinant. Me proposeriez-vous un voyage de découverte des traces supposées du visage de la belle Giulia ?
Le tableau du Pinturicchio auquel je fais allusion - il Bambin Gesù delle mani - a été en vedette tout l'été au Palazzo Venezia. C'est en m'y rendant, le week-end de la Notte Bianca, que j'ai découvert avec émerveillement l'histoire en tout point rocambolesque de ce tableau. Racontée par Arnaldo Foà, elle n'en est que plus romanesque, plus captivante. Maintenant, pour une relation plus complète je vous invite à lire l'article qui a été consacré à l'exposition dans "La Repubblica" (Lien : http://www.repubblica.it/2006/06/sezioni/arte/recensioni/pinturicchio/pinturicchio/pinturicchio.html )
Dans votre commentaire, vous me proposez, par votre ami interposé, deux autres représentations du visage de la belle Giulia Farnese : l'une du Pinturicchio (s'agit-il du même tableau ?) et l'autre derrière les traits de la Justice de Guglielmo Della Porta (savez-vous où je puis contempler cette statue sans avoir à me rendre au Vatican ?).
Ce qui est fascinant avec Giulia Farnèse, c'est qu'elle semble être partout et nulle part à la fois. Partout, parce que nombre d'oeuvres se réclament d'une accointance avec l'amante d'Alexandre VI. Mais nulle part aussi, parce que rien ne permet d'attester l'identité du modèle derrière la représentation.
Témoin entre tant d'autres cet article intitulé "Il Sorriso di Giulia" :
http://www.vasanellovt.info/IL_SORRISO_DI_GIULIA/IL_SORRISO_DI_GIULIA.html
Je crois aussi que d'aucuns la reconnaissent dans une autre "Dame à la Licorne", de Longhi, cette fois.
C'est déconcertant à souhait.
Alors, je vous retourne la question Angèle. Où est donc passée Giulia Farnèse ?
Bien à vous
Amicizia
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Angèle Paoli | 26/09/2007 à 23:22
Ah mais je vois que vous saviez déjà tout de la passion du pape pour Giulia :)
Ravie d'avoir connu votre blog, vous m'y reverrez sûrement !
Rédigé par : Chiara | 02/10/2007 à 16:47
Aaah le baroque ! Je viens de tomber sur Jordi Savall jouant du Charpentier sur arte , la journée commencait bien ; et maintenant cette jolie surprise... la peinture baroque et renaissance m'inspirent (entre autres) dans mes travaux. Voici l'adresse de mon blog d'illustration si ca vous intérresse !
http://marjolainelarrive.blogspot.com/
cordialement,
Marjolaine Larrivé
Rédigé par : Marjolaine Larrivé | 12/11/2007 à 12:10
Merci de votre passage sur ce blog. Suivant votre recommandation, je me suis rendu sur votre site de croquis et d'illustrations. Je me suis régalé. Au plaisir de vous relire - Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Marjolaine | 17/11/2007 à 08:57
... et ainsi la plus pure beauté reste au rêve, à l'imaginaire... l'Histoire est quelques fois merveilleuse (dans le sens étymologique du terme:))
Ces articles sont superbes !!! Merci !
Rédigé par : Ut | 08/05/2010 à 08:35
Bonjour Ut,
Si la lecture de l'italien ne vous effraie pas, je vous invite à parcourir cet excellent article de 'La Repubblica' où l'histoire de l'étrange enfant Jésus aux 5 mains est contée :
http://www.repubblica.it/2006/06/sezioni/arte/recensioni/pinturicchio/pinturicchio/pinturicchio.html
Bien à vous
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Ut | 10/05/2010 à 21:38