Quand, il y a précisément 20 ans, j'étais allé voir "Les Ailes du Désir" (Das Himmel über Berlin) de Wim Wenders, je n'avais pas aimé ce film. Je me souviens avoir eu du mal à entrer dans cette histoire étrange d'anges dans le ciel d'une Berlin encore divisée. Je n'avais pas apprécié alors la poésie de ce conte métaphysique où un Bruno Ganz ailé sacrifiait une éternité éthérée et bienveillante pour vivre un amour aussi passionné que mortel avec la ravissante trapéziste Solveig Dommartin.
Or il se trouve que je viens juste de me rendre pour la première fois de ma vie à Berlin. Et après une petite semaine passée dans cette ville, je dois me ranger à une évidence qui m'avait alors echappé : les anges y sont omniprésents. La cathédrale (Dom) en est sertie ; le ciel en regorge. Ils vous accompagnent lorsque vous traversez la Spree avant de vous engager sous les tilleuls d'Unter den Linden. C'est encore un ange d'or qui vous surplombe du haut de la colonne de la victoire, en plein milieu du Tiergarten, au centre de la ville.
Mais de quel message ces anges sont-ils porteurs ? C'est là que tout se brouille dans ma tête. Car à l'image de ce qui se passe dans le film de Wim Wenders, les anges ont beau être tout proches, nous autres humains ne pouvons les voir, les toucher et encore moins les entendre. Nous nous contentons juste de sentir leur présence impalpable, d'en apprécier le caractère ouaté, caressant.
Cette présence invisible devint obsession et tous les soirs, après la tombée de la nuit, je m'engageais dans une longue balade en me berçant de l'illusion de trouver un signe, une énigme à déchiffrer. Parfois, je croyais toucher au but. Ainsi de cet instant où, sur les bords de la Spree, aux pieds d'un Reichstag dont la nouvelle coupole de verre et de lumière traduit l'obsession de la transparence, mon regard s'est longuement arrêté sur la photographie d'Udo Düllick. Udo trouva la mort le 5 octobre 1961 après avoir tenté vainement de passer d'est en ouest. Il avait choisi la voie de l'eau ; il mourut d'un coup de feu. Il voulut embrasser la fille de l'air ; il fut aspiré par les flots. Sur son visage de jeune homme repêché des profondeurs flottait l'esquisse d'un sourire.
Dans la plupart des grandes villes, les histoires se tissent à la surface et selon des jeux de perspective rassurants pour l'oeil et pour l'esprit. On y sent le temps qui s'écoule, sage et régulier. On peut aisément le meubler de la trame de nos insouciances. A Berlin, cependant, j'ai eu la sensation que le temps était saturé et que les messages ne pouvaient circuler que sur un axe vertical dont l'origine était à rechercher sous terre, dans les ténèbres de pierre, de glaise et de cendre.
Ainsi, au centre de la Bebelplatz ceinte par la magnifique façace de l'université Humboldt, il y a, perdue au milieu d'un immense parterre de pavés aux bords émoussés, une petite plaque de verre salie par la poussière des travaux alentour. En plongeant votre regard au travers de la plaque, vers le bas, vous distinguez un empilement d'étagères. Elles sont vides. Vides des livres qui se consumèrent dans les flammes le 10 mai 1933. Un peu plus loin, à même le sol cette fois, il y a cette citation d'Heinrich Heine, qui écrivait déjà en 1820 : "Das war nur ein Vorspiel. Dort, wo man Bücher verbrennt, verbrennt man am Ende auch Menschen." ( "Ce n'était qu'un prélude. Là où on brûle des livres, on finit par brûler aussi des hommes" - traduction de votre serviteur ).
Et puis, il y eut cette rencontre aussi étrange qu'inattendue au mitan de la nuit. Une pluie fine commençait à éreinter mes nerfs. Je venais de passer au large de la Porte de Brandebourg et me dirigeais plein sud vers la Potsdamer Platz. Je me retrouvai soudain devant un vaste champ de lourds parallélépipèdes rectangles couleur d'ébonite. De hauteur différente les uns des autres, ils formaient une immense vague roulant sur vous et prête à s'abattre sur la grève de votre corps. Je m'engageai dans une travée. Le chemin descendait en pente douce. De façon concomitante, la hauteur des briques noires augmentait. Au bout d'un moment, je me rendis compte que je m'enfonçais dans les profondeurs : j'étais désormais à 2 mètres au-dessous du niveau de la vague. Je paniquai. Mon coeur se mit à battre la chamade ; je m'élançai dans une course aussi précipitée qu'erratique. Je tournai plusieurs fois entre les couloirs à angle droit. A un certain moment, tout empli de moi-même et de ma peur, je passai à côté d'une forme humaine accroupie entre deux travées. Je ne m'arrêtai pas. Je continuai ma course jusqu'à regagner la surface. Là, tout haletant, je marquai une pause. Je pus enfin embrasser un horizon familier à la vue. Une pancarte m'indiquait que j'étais rue Hannah Arendt et une autre, que cette étrange mer de stèles immobiles dont je venais d'effectuer la traversée était le Mémorial de l'Holocauste. Quant à la forme humaine rencontrée durant ma course, je ne savais plus dire si je l'avais vue réellement ou si elle était le fruit d'une hallucination.
Alors quel est-il ce message des anges de Berlin ? Nous suggèrent-ils de plonger dans les tréfonds de la matrice terrienne pour nous confronter à la tourbe de nos noirceurs ? Nous incitent-ils au contraire à échapper à la pesanteur et à élever notre regard vers les cieux ? Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr que les hommes aient leur mot à dire dans ce dialogue entre terre et ciel. Ce n'est peut-être après tout qu'une lubie d'anges métaphysiciens. De mon côté, je ne me sens pas prêt pour ces échanges. Je préfère, ô combien, la figure de cet autre ange berlinois que vous pouvez admirez dans un musée cette fois : l'Amour Victorieux de Caravaggio.
C'est un chérubin au sourire mutin. Et pour notre plus grand bonheur, son regard facétieux nous rappelle qu'il existe d'autres conversations en ce bas-monde qui peuvent avoir la légèreté d'une plume d'ange posée négligemment sur la cuisse d'un enfant.
C'est une belle note, Marc ,qui me laisse cependant un goût bizarre, une pesanteur tellement étrangère à la nature angélique. Avez-vous lu "dialogues avec l'ange"? Si non, c'est peut-être le moment...
Touchée par l'apparition de "Breizhonet": bretonne, et même bigouden pur beurre salée, j'aime rencontrer quelques clins d'oeil sur la toile.
:-)
isabelle
ps: dans votre blog roll vous qualifiez "blogosapiens" de recherche du bonheur. Je ne crois pas. Peut-être est-ce ce qui passe au travers de mes posts, mais ce n'est pas vraiment mon objectif. Seulement de tenter d'apporter "une petite lumière dans l'obscurité de l'être" pour avancer vers la quiétude...
:-)
Rédigé par : Isabelle | 02/09/2007 à 10:17
Je ne connais pas Berlin, mais j'ai lu il y a quelques années un livre de PL Sullitzer du même nom, intrigue baclée et superficielle, mais avec des descriptions de Berlin qui m'avaient enchantée : j'y étais.
C'est donc ma 2ème promenade dans cette ville, et on dirait que ce n'est pas la même.
Mais le voyage était tout aussi agréable.
Rédigé par : Valérie | 02/09/2007 à 10:50
Je veux aller à Berlin !
"Les anges sont des êtres de vapeur et d'écume, ils n'ont pas de mains, ils n'ont pas de pieds, ils n'ont qu'un sourire incertain avec du blanc autour." Daniel Pennac, La petite marchande de prose.
fabienne
Rédigé par : fabienne | 02/09/2007 à 11:45
Bonsoir Isabelle,
Vous évoquez une certaine "pesanteur" à Berlin, plutôt "étangère à la nature angélique". Oui. Vous avez raison. C'est même là tout le paradoxe de cette ville. Les anges sont bien là. Mais le passé est trop lourd. Si lourd qu'il plombe nos pieds dans la gangue d'une terre fangeuse. Dans l'Eté, Camus écrivait à propos des villes d'Europe qu'elles sont "trop pleines des rumeurs du passé". Je crois que c'est encore plus vrai à Berlin.
Mais Camus ajoutait aussi un peu plus loin : "une oreille exercée peut y percevoir des bruits d'ailes, une palpitation d'âmes." Et pour ce faire, il suffit d'élever le regard vers les cieux.
Tenez, à ce propos, il y a quelque chose qui m'a frappé à Berlin. A la nuit tombée, il y a de nombreux jets de lumière qui partent de la terre et vont se perdre dans les nuages. Cela ressemble à une prière, une sollicitation silencieuse pour faire oublier certaine clameur odieuse & meurtrière.
Berlin : cité où la légèreté côtoie la pesanteur du passé, où le silence des anges défie le cri des hommes.
Merci Isabelle d'avoir souligné ce paradoxe. Je crois que le charme de la ville tient tout entier dans l'oxymore.
Jean-Marc
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PS - J'ai modifié le descriptif de "Blogosapiens" dans la "blogroll" à l'aune de votre commentaire. Cela vous convient-il désormais ?
Rédigé par : Jean-Marc à Isabelle | 03/09/2007 à 00:09
Merci,Jean-Marc! ;-)
Rédigé par : Isabelle | 03/09/2007 à 08:48
Je suis très bouleversée, Jean-Marc par ce billet qui nous fait partager avec toi la découverte de Berlin (où je ne suis jamais allée), où l’on sent tellement que l’ombre des ailes de ses anges a gardé trace de la couleur de la tragédie.
Tu as raison, il est difficile de hanter ce lieu, de plus à la nuit tombée, sans évoquer, sans rencontrer, comme tu le fais au cours de ta déambulation la « saturation » de l’Histoire….en l’éprouvant avec ce poids sur le cœur.
Il est vrai que « l’Amour victorieux » du Caravage que tu poses après ce récit fantômatique nous rappelle qu’il existe comme tu le dis d’autres conversations ; mais il faut une oreille exercée pour les percevoir parmi tout ce bruit que fait aussi notre mémoire.
Dans l’imagerie habituelle, dans notre imagination aussi les ailes des anges sont blanches ou dorées ; mais là encore, on ne peut pas manquer de remarquer que les ailes de notre chérubin, le Caravage les a représentées : noires.
Rédigé par : Ghislaine | 04/09/2007 à 16:11
Trés jolie note en effet mais, juste une petite précision, le film de Win Wenders date de 1987; je me suis rendue pour la première fois à Berlin à une époque concomittante, en 1985; sans doute devrais-je préciser qu'il s'agissait de Berlin Est puisque c'était effectivement avant la chute du mur. J'étais encore trés jeune mais je me souviens avoir été frappée par l'atmosphère étrange qui y régnait: ci et là des ruines et des gravats restés amassés là en dépit du temps qui nous séparait déjà de la dernière guerre, des sculptures monumentales, d'immenses affiches de propagande, déjà la Fernsehturm et quelques hôtels de luxe; je me souviens avoir aperçu au moins un ange mais sans doute fallait-il un regard poétique pour les entrevoir ; c'était juste pour vous préciser que le malaise était présent, il l'était tout autant après traversé le no man's land, tout autant lorsqu'arrivé dans la première gare, le train dans lequel vous avez voyagé est parcouru par des chiens tenus en laisse par des militaires armés; sans doute le malaise était-il présent à l'époque où le film a été tourné; d'où peut-être la difficulté à appréhender le film de Wim Wenders lorsqu'on n'a pas connu ce qui appartient heureusement désormais aux vestiges du passé ...
Rédigé par : N | 17/09/2007 à 18:42
Ghislaine,
C'est vrai que les ailes de "L'amour victorieux" sont noires. C'est vrai que le ciel de Berlin est plombé. Pourtant, je crois qu'il existe des interstices de grâce à travers lesquels les hommes et les anges peuvent reprendre une conversation laissée en suspens trop longtemps.
Peu de temps après avoir pris connaissance de ton commentaire, je suis tombé par hasard sur une nouvelle histoire mettant en scène des anges à Berlin.
Dans ses mémoires, le théologien allemand Paul Tillich explique que dans sa jeunesse, l'art le laissait de marbre. Puis vint la guerre. Celle de 14. Le jeune Paul est enrôlé. Lors d'une permission, il se rend à Berlin. Un orage violent éclate alors qu'il se promène dans la rue. Pour se protéger de la pluie, il s'abrite dans le premier édifice venu. C'est le musée de Berlin, qui s'appelait alors musée de l'empereur Frédéric (Kaiser Friedrich Museum). Là, dans une petite salle, il tombe en arrêt devant un tondo. C'est la Madone à l'Enfant aux Huit Anges de Botticelli. Incontinent, il se met à sangloter. La beauté venait de faire irruption dans l'horreur banale de la guerre.
C'est peut-être cela le pouvoir des anges : nous remettre sur le sentier de la vie, quand nous nous côtoyons de trop près les fabriques du désespoir.
Rédigé par : Jean-Marc à Ghislaine | 27/09/2007 à 23:24
J'ai toujours été frappé par le caractère tristement prophétique de la citation de Heine.
Portant, récemment, j'ai appris qu'en hébreu, il existait une communauté de destin étroite entre le livre (ספר, sefer) et l'homme désigné par son nom (שם, chem). Selon Marek Halter, ce sont en effet les deux seuls mots de la langue à partager la même valeur au sens de la guématria : 340.
Heine ne manquait certainement pas de le savoir.
Rédigé par : Lucas | 07/05/2010 à 21:38
La différence entre l'homme & le feu se limiterait-elle à un souffle d'air, un simple yod glissé entre l'aleph et le shin ?
Rédigé par : Jean-Marc à Lucas | 10/05/2010 à 21:21