[La fiancée de Guernica, en hommage à Picasso - Kimiko Yoshida, auto-portrait]
Au commencement, il y a ce cliché sur le blog photographique de Gaëna. Deux femmes y sont assises sur un banc. Elles sont sans âge. Leur visage est buriné, renfermé. J'aime le titre de ce cliché : "capture d'âmes". L'expression de ces femmes a bien fait l'objet d'une capture. Elles ont été faites prisonnières dans l'obturateur de Gaëna. Sur leurs traits, je suis du doigt le tracé d'une vie rude, sans concession. Leur visage raconte la difficulté de vivre, d'enfanter, d'élever des enfants, puis de vieillir. Mais ce qui me frappe, ce sont leurs bouches. La première, sur la gauche, serre les mâchoires avec obstination. La seconde, en revanche, est bouche bée. Pourtant, je n'entends aucun son sortir de cette bouche ; je ne perçois que du silence, de la résignation. Les mots n'enchantent pas le pourtour de ces bouches.
Cette bouche ouverte me renvoie à d'autres images du passé, européennes, celles-là. Adam et Eve chassés du paradis chez Masaccio, le cri d'Edvard Munch et les gueules sans corps du Guernica de Picasso. Toutes disent la souffrance, le désespoir ou l'effroi. Toutes ouvrent la bouche, mais le son qui en sort est amuï ou désarticulé, au mieux.
Dans les trois cas, il manque la main amie qui retient le cri, qui étouffe l'aveu d'impuissance, qui diffère le moment de la reddition. C'est le geste d'Ulysse auprès de ses compagnons, quand ils sont ensemble dans l'attente, au fond des entrailles de leur cheval de bois passe-muraille. Au dehors, Hélène caresse doucement de sa main les flancs de la bête. De sa bouche sortent des appels polyphoniques. Hélène imite la voix de chacune des femmes des guerriers grecs. Elle aura pris soin au préalable de vérifier qu'ils sont tous là. Un par un, elle aura appelé les compagnons d'Ulysse. Elle les connaît tous. Hélène sait aussi que les tueries commencent toujours par des inventaires, des listes de noms. Une fois qu'elle sait à qui elle a affaire, elle adresse à chacun d'eux un mot d'amour, en prenant bien soin d'imiter la voix de la femme désirée, laissée là-bas, de l'autre côté de la mer Egée.
Dans le Chant IV de l'Odyssée, Ménélas raconte comment, coincé dans le ventre du cheval, il a entendu Hélène travestir sa voix pour aiguiser le désir des hommes et les conduire à la faute :
"Certes, j'ai connu la pensée et la sagesse de beaucoup de héros, et j'ai parcouru beaucoup de pays, mais je n'ai jamais vu de mes yeux un coeur tel que celui du patient Odysseus [Ulysse], ni ce que ce vaillant homme fit et affronta dans le cheval bien travaillé où nous étions tous entrés, nous, les princes des Argiens, afin de porter le meurtre et la Kèr aux Troiens. Et tu [Hélène, NDLR] vins là, et sans doute un Dieu te l'ordonna qui voulut accorder la gloire aux Troiens, et Dèiphobos semblable à un Dieu te suivait. Et tu fis trois fois le tour de l'embûche creuse, en la frappant ; et tu nommais les princes des Danaens en imitant la voix des femmes de tous les Argiens ; et nous, moi, Diomèdès et le divin Odysseus, assis au milieu, nous écoutions ta voix. Et Diomèdès et moi nous voulions sortir impétueusement plutôt que d'écouter de l'intérieur, mais Odysseus [Ulysse] nous arrêta et nous retint malgré notre désir. Et les autres fils des Akhaiens restaient muets, et Antiklos, seul, voulut te répondre ; mais Odysseus lui comprima la bouche de ses mains robustes, et il sauva tous les Akhaiens ; et il le contint ainsi jusqu'à ce que Pallas Athènè t'eût éloignée."
[Traduction de Leconte de Lisle, 1867]
Ca c'est vraiment joué à un cheveu. La main d'Hélène qui caresse ou frappe le bois selon les circonstances et sa bouche qui travestit les voix ; les deux ingrédients de la trahison sont là, qui agissent de conserve. Le rusé Ulysse sait tout cela. Il sait que la bouche ouverte trahit. C'est avec sa main qu'il comprimera la bouche d'Antiklos alors qu'il est sur le point de se trahir dans un cri de désir désespéré. Ulysse connait les connivences étranges qui lient la bouche et la main. Il somme ses compagnons de résister à la tentation en serrant les dents. Ils obéïront.
Malgré ses talents de prestidigitatrice et de divinatrice, la belle Hélène ne pourra pas capturer les âmes des guerriers grecs. Même si leur coeur aura débordé en entendant la voix de la femme aimée, Ulysse n'aura de cesse de maintenir les bouches closes. Le sac de Troie aura donc bien lieu.
Chez Masaccio, Munch ou Picasso, les bouches béantes racontent une perte irréparable. Mais quelle perte, quel abandon ont marqué la vie de cette femme qui figure à droite sur le cliché de Gaëna ? Quel cri s'est échoué sur les rives de ses lèvres ? Quelle main l'aura secourue avant que le cri ne s'échappe et avec lui, son cortège de malheurs et de pleurs ?
Jean-Marc, qu’une image, des visages emprisonnés, capturés à l’improviste –volés, presque… oui, il est de ces lieux où l’on croyait que la photo emprisonnait les âmes- puisse inspirer autant de réflexion, est une odyssée, comme vous savez les animer et les faire revivre. Ces noirceurs éventuelles de la réalité humaine ne font qu’en enrichir les beautés et les lueurs tendres et belles. La connaissance de la perte possible, de la trahison éventuelle rend le périple dangereux mais combien riche et merveilleux.
Les anciens savaient déjà bien déchiffrer le cœur des êtres. Je le découvre encore plus grâce à vous et je m’en enrichis chaque fois.
J’aime.
Quelle main? Traîtresse ou secourable… Quelle main s’est tendue… Aurait-il fallu le cri et l’explosion ou le retrait des sons?
Je n’en sais rien. Tellement rien...
Rédigé par : Gaëna... | 09/10/2007 à 19:53