Aujourd'hui, j'étais en mode "relâche". Hormis quelques coups de fil programmés, je n'avais ni rendez-vous en clientèle, ni prestation particulière à fournir. C'était un moment de quasi-détente après plusieurs semaines de déplacements incessants. Un peu de laisser-filer après beaucoup de corde raide. Délicieux.
Alors, comme j'étais en relâche, j'ai pris mon temps pour lire le journal et feuilleter les éditions des jours précédents que je n'avais pas eu le temps de parcourir. Affranchi de l'obligation d'agir de façon rationnelle et efficace, j'ai lâché la bride à mon cerveau et me suis laisser envahir par une douce rêverie. Et comme d'habitude, c'est quand je me laisse aller comme cela que je me mets à établir des connexions étranges ou à entrevoir les liens les plus inattendus.
Tenez, ce matin, en lisant Le Monde daté du 2 octobre, je tombe sur la reproduction d'une photo représentant une jeune femme accroupie de profil, pointant un revolver. Il n'y a rien de martial dans sa posture, ni dans l'expression à peine perceptible de son visage. Elle est plutôt bien en chair ; elle semble jolie. Et puis soudain, je tombe sur ce détail qui me trouble. Elle chausse des bottines Richelieu, vous savez ces types d'escarpins qui allaient si bien aux mignons d'Henri III ou aux femmes sophistiquées de la Belle Epoque.
Le titre de la photo est "Milicienne républicaine à l'entraînement sur une plage de Barcelone, août 1936" et le cliché est de Gerda Taro, compagne de Robert Capa dans la chaleur de l'intimité comme dans le chaudron de la Guerre d'Espagne. Comme lui, Gerda Taro était photographe, comme lui elle était d'origine juive et fut connue sous son nom d'artiste. Comme pour lui, la sonorité de son pseudonyme rappelait le nom d'une star du cinéma : Franck Capra d'un côté, Greta Garbo de l'autre. Comme lui, elle allait passer l'arme à gauche à la guerre, dans l'exercice de son métier-passion. Elle fut même la première femme photographe à mourir sur un champ de bataille. Ecrasée par un char. Durant le repli républicain qui suivit la perte de Brunete à peine reprise. En juillet 1937.
Mais contrairement à Robert Capa, Gerda Taro allait tomber dans l'oubli. "Après la seconde guerre mondiale, le travail de Gerda Taro a disparu, sa signature derrière les photos est gommée, raturée ou occultée pour être remplacée par le prestigieux : photo Robert Capa" , lit-on dans l'article du Monde qui accompagne la photo. Doublement morte : sous les chenilles du char et sous la haveuse de la supercherie (1).
Un homme, une femme, la guerre... et des bottines Richelieu.
Dans l'après-midi, je m'en vais flâner dans une libraire près de la place Victor Hugo. Je n'avais pas d'idée précise d'achat. J'y allais simplement pour le plaisir de découvrir des nouveaux titres, laisser mon imagination batifoler après lecture d'une 4ème de couverture ou l'appréciation d'un titre. Ce faisant, je tombe en arrêt devant une première de couverture représentant le Rapt de Proserpine du Bernin. Ceux qui me connaissent savent qu'il s'agit de l'une des sculptures que je chéris le plus. Témoignage par excellence de l'esprit du baroque, je la trouve d'un érotisme troublant. Une fois passé l'émerveillement initial, je m'intéresse à l'ouvrage : il s'agit d'un nouveau livre de Philippe Sollers intitulé Guerres secrètes. Je fais ni une, ni deux. J'achète le bouquin et en entreprends la lecture.
Le thème peut sembler rebattu de prime abord : Philippe Sollers évoque les liens interlopes que les femmes entretiennent avec le déclenchement, le déroulement et le dénouement des guerres. Comme vous pouvez vous y attendre, il y est fait référence au jugement de Pâris. Comme vous l'aurez aussi sans doute deviné, Hélène de Sparte, puis de Troie et de Sparte enfin sert à merveille la thèse de l'auteur. Mais là où je suis tombé en amour devant ce livre, c'est en découvrant que le bruit et la fureur de la guerre de Troie n'étaient en réalité qu'un simple élément de décor et que le véritable enjeu de l'Iliade et l'Odyssée réunies était en réalité - selon Sollers - le conflit opposant Hélène à Ulysse.
Un homme, une femme, la guerre... à nouveau.
Là encore, je me suis laissé porter par la plume de Philippe Sollers. Il nous raconte la relation équivoque entre Ulysse et Hélène. Il nous dit comment Ulysse déguisé en mendiant pénètrera incognito dans Troie assiégée, comment, en dépit - ou en raison - de leur rivalité, ils se seront aimés charnellement à l'abri de ses remparts, comment Hélène, bien qu'informée des desseins des Grecs, prêtera serment de se taire. Comment elle tiendra parole, non sans avoir tenté par d'autres détours de perdre Ulysse et les siens. Il évoque la rouerie de l'une, la finesse de l'autre, la séduction qui s'exerce aux angles morts de leur lutte sans merci.
Je trouvai cette lecture sublime. Aussi beau que cet autre combat épique entre Tancrède, le preux chevalier croisé et son vaillant opposant masqué défendant les portes de Jérusalem et les couleurs de l'Islam. Tancrède blesse son ennemi et le met à terre. Il lui ôte alors le masque de fer pour en connaître l'identité. Apparaissent alors l'épaisse chevelure et le visage meurtri de la belle Clorinde. Suit alors ce discours halluciné de la femme qui va mourir, la révélation de l'amour, l'affliction de Tancrède. Le tout dans le style fleuri du Tasse.
Une homme, une femme, la guerre... Toujours.
Qui dira ensuite que la guerre n'est qu'affaire d'hommes ?
--
(1) Aujourd'hui, l'International Center of Photography (ICP) de New York propose une exposition du travail de Greta Taro.
Commentaires