Dans un ouvrage récent intitulé La peste et l'orgie, le sociologue Giuliano da Empoli émet la thèse comme quoi le monde ne ne va pas vers toujours plus d'américanisation. Non, selon lui, le monde se brésilianise. C'est la victoire de Dionysos sur Prométhée. Fini le temps de la sueur, des lève-tôt et des gagne-petit ; voici venu le temps baroque du "vitalisme désordonné". C'est le triomphe du masque, l'avènement du culte de l'instant, du corps et de sa mise en spectacle. Stakhanov est mort ; vive Paris Hilton. Il n'y a plus de but et pas plus de scénario. Eros & Thanatos se retouvent ensemble pour mener la sarabande. Peu importe le lendemain, pourvu que le présent livre sa part de jouissance. Dans le monde brésilianisé de Giuliano da Empoli, il y aura toujours de la sueur demain, mais ce sera plus celle de notre corps ployé sous le joug du travail salarié ; ce sera celle de nos corps déjantés dansant sur des rythmes endiablés.
Endiablés, justement. La lecture de La peste et l'orgie m'a rappelé le séjour effectué il y a vingt ans au Brésil. J'y étais allé pour rejoindre ma belle, alors en mission à Rio de Janeiro. Ce fut pour moi une expérience étrange, un mélange de peur, de joie, de jubilation et de détestation. Je me souviens notamment de ces 2 jours passés à Salvador da Bahia de Todos os Santos (communément appelée Bahia) sous une pluie diluvienne. Nous étions logés dans la splendide pousada du Convento do Carmo (Couvent du Carme) sise au coeur même de la vieille ville baroque, sur la falaise qui domine l'océan. Dès le premier soir, alors que nous étions tout à la hâte de voir la ville, nous sortîmes de l'hôtel au mépris des recommandations contraires de la réception. Nous fûmes happés par l'obscurité. Je ne sais pas pourquoi, sous les tropiques, je trouve le noir de la nuit pesant. Il n'est pas uniquement couleur, il a aussi une consistance. Il n'y avait personne dans la rue ; nos pieds butaient sur les pavés lourds et irréguliers. Nous sommes entrés dans le premier estaminet ouvert que nous ayons trouvé. A peine entrés, une voix tonna : "Tiens, justement au moment où nous parlions du Diable, voilà qu'il pointe le bout de son nez". L'homme qui venait de parler me regardait fixement, laissant peu de place au doute. Me voilà promu en Exu (prononcer "échou"), l'orixa (prononcer "oricha") africaine connectée à la figure du Diable dans l'Eglise catholique. En réalité, Exu est une divinité ambiguë : il est irascible, vaniteux, sensuel, indécent et provocateur. Il ressemble assez au Dionysos des Grecs anciens. Dès le premier soir, nous étions plongés dans l'univers inquiétant du candomblé.
Mais le lendemain allait nous réserver d'autres surprises. Le matin, alors que nous nous baladions dans les travées du mercado modelo, un marché couvert sur le port, je découvris le prix de la misère. Des femmes splendides offraient leurs charmes pour tromper la faim. Il me fallut peu de temps pour comprendre les règles de cet échange : l'échauffement des sens se troquait contre une bière sur la terrasse en rotonde, la totale, elle, se monnayait contre un repas au restaurant.
L'après-midi, à l'heure bénie de la sieste, je sors faire un tour à la place du Pelourinho (place du Pilori), le coeur emblématique de la ville. Dans ce superbe ensemble baroque de maisons polychromes, à deux pas de la maison de Jorge Amado, j'avise la présence d'un bar à l'étage. Il est tenu par un Français avec un look à la Antoine. Je prends un tabouret, commande l'inévitable caipirinha et me laisse bercer au son de la musique d'ambiance. Assise à côté de moi, il y a (encore) une superbe jeune femme. Je dois reconnaître à ce propos que, de toutes les villes que j'ai visitées au monde, je n'ai jamais été aussi frappé par la beauté des corps qu'à Bahia.
Mais revenons à cette jeune femme. Elle pose sur le zinc une boîte de pilules contraceptives, en extrait la notice, la tend au barman et lui demande de la lui lire. C'est la permière fois qu'elle doit prendre la pilule. A la question du barman de savoir si elle vient de se fixer avec un garçon, elle explique qu'il n'en est rien. En réalité, dit-elle, elle vient de se faire expulser de son appartement, faute d'avoir pu payer les derniers loyers. Résultat, elle se trouve à la rue. Désormais, pour le confort d'un toit pour la nuit, il va lui falloir monnayer ses charmes. D'où la pilule. Il n'y a pas d'émotion dans sa voix. Au contraire, elle évoque son sort en riant. La conversation roule. C'est tout juste si ses voisins de comptoir ne la félicitent pas. Chacun y va de son couplet sur l'art et la manière d'alpaguer le bon miché. Seul le barman la mettra en garde contre le risque de maladie. Tout en lui lisant la notice d'utilisation de la pilule, il lui recommande d'exiger l'emploi de capotes chez ses partenaires.
Elle, continue de rire.
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Note : Voici quelques sites d'intérêt sur Bahia (en portugais).
- "Descubra o barroco na Bahia" (découvrez le baroque à Bahia)
- "Apenas Bahia, apenas fotografia" (les photographies d'Adenor Gondim sur Bahia - dont est extraite la photo de la bannière étoilée)
- "Fotografia de David Laudien" - Je ne aurais trop vous recommander les photos du carnaval d'Ilhéus.
- Le site de la fondation Pierre Verger (en français)
mais mais c'est un blog où on voyage ici!!!! c'est chouette
Rédigé par : Sandra | 29/10/2007 à 20:16
Pas rassurante, cette hypothèse de brésilianisation du monde...
L'histoire qui suit est manifique, (je l'imagine bien dans un film). L'adaptation au malheur me surprend toujours, pas rassurant non plus...
Rédigé par : Valérie | 30/10/2007 à 16:29
Peu rassurante est un euphémisme. Je dois confesser avoir souvent été habité d'un sentiment de peur quand j'étais au Brésil. Comme la peur est communicative, il se trouve que je me suis parfois transformé, bien contre mon gré, en agent anxiogène. Une fois, dans un bus qui se rapprochait de son terminus, au pied d'une favela de Rio, je m'avisai que j'étais le seul blanc. Tous les autres passagers portaient sur leur peau les belles couleurs du métissage. Comme ma présence avait quelque chose d'incongru, je pouvais voir se profiler, dans le regard de mes voisins de circonstance, les fulgurances de la peur.
Rédigé par : Jean-Marc à Valérie | 31/10/2007 à 20:45
C'est glaçant... Quel bonheur d'être dans un pays où tout le monde s'indigne lorsqu'un indélicat politique traite une femme de "salope" ; d'être dans un pays où la misère, qui existe, n'est pas considérée comme inéluctable et définitive, et la prostitution comme normale.
C'est toujours un plaisir de vous lire, Jean-Marc !
Rédigé par : Shakti | 03/11/2007 à 13:05