Samedi dernier, je me suis rendu avec mon grand fils M. à un atelier d'écriture. C'était une première pour lui comme pour moi. Au total, nous étions un petit groupe de 7 personnes : 5 femmes et nous deux. La session était animée par Nadine Fontaine et se tenait dans les locaux de la librairie "Les mots en marge" à la Garenne-Colombes.
La règle du jeu était simple. Nadine nous donna une liste comprenant une dizaine d'incipit de livres. Il appartenait ensuite à chaun de nous de choisir la phrase qui nous insipirait le plus et de composer à partir d'elle une histoire. Nous disposions pour ce faire d'une demi-heure. A l'issue de ce temps, chacun lirait son histoire devant le groupe.
Ecrire une histoire à partir de (presque) rien, est une chose. Mais croyez-moi, la lire devant une audience d'inconnus, c'est tout sauf aisé.
J'avais choisi la phrase : "Tu connais la chanson : Bleu, bleu, l'amour est bleu". Elle me disait quelque chose ; j'avais confusément l'impression de l'avoir lue récemment. Au-delà de cette impression de déjà-vu, elle m'inspirait. Un flot d'images parcourut mon esprit. Des images de fête surtout. De danse et de soleil. Je me mis immédiatement à écrire. Et voilà ce que ça donna :
Non. Je ne connaissais pas cette chanson. Bleu, bleu... Pourtant, tout le monde en sifflotait l'air. Bleu, bleu... Algo azul, algo prestado...Comme un jour de mariage en Espagne. Tu porteras sur toi quelque chose de bleu, mais tu ne seras pas empruntée. Tu souriras ; tu te laisseras aller. Et puis le bleu te va si bien. Oui, l'amour est bleu. Comme une orange, dira le poète. Comme un saphir, comme un ambassadeur en goguette. Car il y aura une cérémonie avec beaucoup d'invités. Ils seront amidonnés et carapaçonnés. Elles, porteront corsets, boléros et mantilles. Mais le bleu, toi seul le porteras. Eclatant. Coruscant. Brillant. Tourbillonnant comme cette valse étourdissante que tu interprèteras une rose aux lèvres. L'amour est bleu, dit la chanson. L'amour est taquin quand il virevolte comme toi sur la piste ; il est facétieux comme le rire d'un enfant qui vient de faire une farce. L'amour est canaille comme le bleu est canard. Tu te laisses emporter par le vertige de la danse. Un, dos... Paso doble... Tu redoubles de virtuosité. Bleu, bleu... Oui, j'ai été un bleu de te laisser dans les bras de Rafael. Pourtant, combien de fois ai-je rêvé de toi dans mes nuits sans sommeil. Combien de fois ai-je désiré t'enlever pour voyager ensemble au pays des roses bleues. Mais voilà. Je n'ai jamais su te dire mon désir. Rafael a su, lui. Il a volé mes rêves et les a mis en paroles de miel. Il a versé l'onguent de la séduction au creux de ton oreille et il a pris ta bouche. Le reste n'était qu'affaire de formalités et de papiers. Bleu, bleu, l'amour est bleu. Tu changes de partenaire. Tu as toujours le sourire aux lèvres ; tu jubiles. Tu te déploies. Tu resplendis. Moi, je suis là au fond de la salle, qui t'observe. Je suis ton fichu bleu sur la piste et il me donne le tournis. Bleu, bleu, l'amour est bleu. La nuit est noire maintenant. Je suis un peu gris. Je rentre chez moi.
Voilà.
Après la lecture de chacun de nos textes, je demeurais épaté par l'extraordinaire diversité des styles. C'est fascinant de voir combien nos perceptions du réel sont polychromes ; il n'y en a pas deux qui se ressemblent.
A la fin de l'atelier, nous demandâmes à Nadine de nous révéler la source de ses incipit. Bleu, bleu, l'amour est bleu est la première phrase du dernier roman de Lyonel Trouillot : "L'amour avant que j'oublie". Ca parle d'amour. De désenchantement, aussi. Mais d'amour, assurément et sans détour. Avec constance. Comme dans une ritournelle.
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PS - Pour celles et ceux d'entre vous qui souhaiteraient en savoir plus sur "L'amour avant que j'oublie", j'ai trouvé une jolie critique sur le blog des livres. C'est ici.
Extraordinaire coïncidence !
Je participe à un atelier d'écriture de poésie, encadré par le poète Casimir Prat (édité chez Gallimard) et cette semaine, notre point de départ a été la notion du "déjà vu" ("déjà" relevée par les philosophe stoïciens... tout le monde connaît le célèbre : "rien de nouveau sous le soleil").
Cette notion est très présente dans la poésie (Gérard de Nerval, Rosetti, O.V. Milosz, Giuseppe Ungaretti... l'ont beaucoup exploité) et ce fut l'occasion, pour moi, de découvrir un ouvrage qui vient de sortir d'un philosophe italien : Remo BODEI, "la sensation de déjà vu".
C'est pertinent, bien écrit et... tellement enrichissant -
La phrase relevée et à méditer : "Le présent perd sa nouveauté imprévisible"...
- Avis aux amateurs
Rédigé par : lnwe | 22/10/2007 à 23:30
Hélène,
Merci pour votre commentaire. Je ne connaissais pas cet ouvrage de Remo Bodei et vous m'avez donné envie de le lire.
Tenez. A propos de Bodei et de "La sensation de déjà vu" en particulier, j'ai trouvé ce billet de Vincent Cespedes, tout aussi élogieux que le vôtre. C'est ici, en cliquant sur le lien : http://www.vincentcespedes.net/fr/articles/sensation-de-deja-vu-19.php
Ah les coïncidences... Elles sont à l'origine de l'enchantement du monde.
Bien à vous
Rédigé par : Jean-Marc à Hélène (lnwe) | 22/10/2007 à 23:49
Emouvant et beau, cher Jean-Marc, ce texte « bleu » issu de l’atelier d’écriture de samedi dernier. D’autant plus émouvant que ce moment est partagé avec M. Cette sorte de défi face à l’expression de soi-même au pied duquel on se met n’est simple pour personne, quel que soit son âge, quelle que soit sa génération.
Evidemment, je crois que l’on n’apprend pas à écrire, on s’exerce simplement, comme dans un atelier de dessin où le Maître corrige un trait de perspective, une proportion, une ombre. Mais en ce qui concerne l’écriture, cela me semble beaucoup plus compliqué.
Le vertige de la page blanche m’apparaît être moins risqué avec le trait qu’avec le mot. Illusion sans doute. En tout cas, je vais avoir une attention plus grande encore aux toutes premières phrases des livres que je vais aborder. Proposer des incipit à ses « élèves » et les lancer ainsi dans leur imaginaire, n’est pas une aventure innocente. Bien à toi, Ghislaine
Rédigé par : Ghislaine | 27/10/2007 à 18:23
Joli texte bleu... Et celui de M., on peut le connaître ?
1/2 heure, c'est très peu quand on aime travailler les phrases...
Rédigé par : Valérie | 30/10/2007 à 16:25
Ghislaine,
Deux phrases de toi qui ont titillé ma réflexion :
- "on n’apprend pas à écrire, on s’exerce simplement". Je crois que cette phrase s'applique à tout, durant notre vie. De la même façon que l'on n' apprend pas écrire, je crois qu'on n'apprend pas à vivre, ni à aimer. On s'exerce tout simplement. On se construit progressivement sa propre expérience de la chose au gré des tentatives plus ou moins réussies et des regrets accumulés.
- "Le vertige de la page blanche m’apparaît être moins risqué avec le trait qu’avec le mot". Juste après avoir écrit cette phrase, tu écris ce mot : illusion. Je le crois aussi. Le trait révèle l'émotion tout autant que le mot écrit. Les deux sont tracés par nos mains et je persiste à croire que c'est avec nos mains que nous façonnons notre trace dans le monde. Que ce soit à travers des caresses, des mots enchâssés sur une page, des traits couchés sur la toile, des cordes pincées, ou des notes jouées sur le grand clavier des possibles, c'est avec nos doigts que nous tissons notre destin. Nos mains nous trahissent Elles nous condamnent. Mais, elles nous révèlent aussi.
C'est toujours un plaisir de te lire, Ghislaine.
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Ghislaine | 01/11/2007 à 11:52
Merci pour votre commentaire, Valérie. Une 1/2 heure pour écrire un texte, oui, c'est court. Juste le temps de saisir une idée quand elle vous traverse l'esprit et de la dévider.
Quant à votre question sur le texte de M., je lui ai fait la demande. Il m'a dit avec une légère moue avoir égaré son texte. Je crois que 15 ans est l'âge des pudeurs.
Rédigé par : Jean-Marc à Valérie | 01/11/2007 à 11:58
Une proposition d'écriture permet de lancer un texte, de faire jaillir un personnage, un paysage ou une scène - le texte qui s'écrit est parfois brouillon, balbutiant, parfois déjà un joyau qu'il s'agira de polir, peut-être, si le diamantaire a envie.
Mais pour l'animatrice que je suis, ces premiers jets sont tous émouvants, et je suis toujours ébahie de ce que les écrivants sont capables d'écrire en 30 minutes, de la richesse des styles et des imaginaires, de la qualité de l'écriture. Bien sûr, le même texte serait souvent, au troisième polissage ou au centième, plus... quoi ? beau ? intéressant ? envoûtant ? émouvant ? mieux écrit ?
Tous les lecteurs n'auraient peut-être pas le même avis, certains trouveraient le diamant brut plus beau, d'autres aimeraient qu'il brille un peu plus encore. Etc.
Perceptions différentes, lectures multiples : les textes vivent au croisement de ces deux chemins, celui de l'écriture et celui de la lecture.
Et si les propositions d'écriture engendrent une grande diversité de textes, ces textes provoquent une grande diversité de lectures. C'est là, à mon sens, l'un des intérêts majeurs d'un atelier d'écriture - lieu de découverte et de partage, d'écriture et de lecture.
Nadine
Rédigé par : Nadine | 03/11/2007 à 15:54