Accoudé au zinc du bar portugais à côté de chez moi, je feuillette distraitement "Aujourd'hui en France" (anciennement "Le Parisien libéré", puis "Le Parisien"). En page 10, un article retient mon attention :
Sur la ligne du Train bleu, le dernier voyage des wagons-lits
D'un coup d'un seul, je suis projeté 25 ans en arrière, quand, encore étudiant, j'officiais comme "conducteur occasionnel" (comprendre steward à temps partiel) pour le compte de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits et de Tourisme (CIWLT).
Mon job était simple. Vêtu de l'uniforme maison (pantalon gris, chemise blanche, blazer bleu et cravate), je devais accueillir les passagers sur le quai de la gare, au pied de la voiture-lit, une heure avant le départ du train. Après le départ, je recueillais les billets, vérifiais les gares d'arrivée, notais les horaires de réveil, prenais commande des petits déjeuners et servais, le cas échéant, des dîners, des rafraîchissements ou des digestifs. Puis, lorsque tous les passagers s'étaient retranchés dans leur cabine, porte close, je soufflais un peu et me grillais une cigarette. J'en profitais pour effectuer le comptage des billets et remplir la paperasserie exigée par la CIWLT. Le contrôleur SNCF passait enfin, aux alentours de la gare de Laroche-Migennes. On papotait de tout et de rien le temps qu'il vérifie les titres de transport. Il descendrait sur le coup des 1 heure du matin en gare de Dijon.
Je tentais alors de m'assoupir quelques heures. Mais autant vous le dire tout net, c'était bien illusoire tant la banquette sommaire dont était équipé le réduit réservé au steward était inconfortable.
Un peu avant la banlieue de Marseille, il faudrait se lever, mettre la résistance électrique dans une bouilloire en inox d'un autre temps et préparer les plateaux des petits déjeuners. Compte tenu de l'exiguïté du local qui nous était dévolu, cela frisait l'exercice de haute voltige. Puis, à partir de Toulon et à chaque gare à partir de là, le même rituel se répétait : ouvrir la lourde porte, descendre sur le quai, puis gratifier chaque passager d'un sourire et d'une formule de politesse de circonstance. C'était aussi le moment des pourboires qui, si tout allait bien, permettraient bon an mal an de doubler la paye.
Même si je n'ai jamais connu d'aventure exaltante lorsque j'étais steward aux wagons-lits, je dois reconnaître avoir aimé ce métier. La clientèle appartenait à un autre temps. On y retrouvait pêle-mêle des nostalgiques de la Belle Epoque, des phobiques de l'avion, des couples d'amoureux fortunés en goguette, mais aussi quelques poètes aussi, pour qui le train de nuit était le moyen de transport idéal pour passer en douceur d'un lieu à un autre. Pour les histoires "héroïques", je devais m'en référer aux professionnels, des hommes d'une cinquantaine d'années en général, qui avaient tous à leur actif un catalogue épais comme ça d'aventures proprement rocambolesques. On y retrouvait tous les archétypes du bon polar : la vieille femme fortunée dépossédée de ses bijoux pendant la nuit, des hétaïres généreuses à prodiguer leurs charmes, des hommes d'affaires pleins d'esprit laissant des pourboires de sultans.
Pourtant, les professionnels ne nous aimaient pas beaucoup, nous les étudiants. Nous étions vus comme des "jaunes", des briseurs de grève en puissance. Il faut dire que nous ressemblions fort aux "salauds" de Pasolini. Issus des Grandes Ecoles, nous faisions cette activité pour nous faire l'argent de poche avec lequel nous irions bambocher. Eux, les professionnels, nourrissaient leur famille avec ce même argent. Les enjeux n'étaient pas les mêmes, évidemment.
Même si je n'ai pas côtoyé de Madone des sleepings de Maurice Dekobra ou vécu l'expérience angoissante de la Maldonne des sleepings de Tonino Benacquista, j'ai découvert, vécu ou appris une foule de choses lors de ces voyages.
En vrac :
- je suis tombé amoureux d'une belle brune, parisienne, sur le Paris-Florence. Mais ma timidité était telle, alors, que j'ai été incapable de lui déclarer ma flamme pendant les 12 heures que durait le trajet ;
- je peux confirmer, à l'aune de ce que Benacquista relève dans la Maldonne des sleepings, que les douaniers suisses sont tatillons comme il n'est pas permis et qu'ils ont une fâcheuse tendance à faire montre d'un sentiment de supériorité mal placé devant les stewards italiens ou français ;
- l'arrivée à Venise par la lagune est pure magie ; la sortie de la gare Santa Lucia sur le Grand Canal reste l'une des émotions les plus fortes qu'il m'ait été donnée de vivre ;
- lorsqu'un homme bien mis de sa personne voyageant en single vous commande une bouteille de champagne avec 2 verres et qu'il vous tend un billet de 100F, ça sent le roussi ;
- la traversée de l'Allemagne de nuit sur le Paris-Copenhague avec 3 jeunes rasés de près montés en douce à Cologne leurs canettes de bière à la main n'est pas une expérience réjouissante ;
- j'ai éprouvé aussi un sentiment d'humiliation profonde, lorsque au petit matin en hiver, sur le quai glacial de la gare de Bourg Saint-Maurice, un jeune qui portait plusieurs SMIC de vêtements et de breloques sur lui, m'asséna cette phrase qui m'est restée en mémoire : "Je vous aurais bien laissé un pourboire, mais comme nous avons le même âge, je trouve cela particulièrement déplacé". J'entends encore claquer dans mes oreilles l'éclat de rire de sa copine, une fille très bien, du genre à fréquenter des rallyes et à donner aux oeuvres de charité.
Parmi tous les trains sur lesquels j'ai officié comme steward, je dois reconnaître avoir gardé une tendresse particulière pour le Train bleu. D'abord, parce qu'il me permettait de rentrer au pays. Ensuite, parce que passé Saint-Raphaël, alors que tous les petits déjeuners avaient été servis, je pouvais admirer la côte de l'Estérel baignée par les premiers rayons du soleil. Enfin, parce que passé Nice, le train prenait son temps ; il se tortillait lentement le long de la mer. Villefranche-sur-Mer, Beaulieu, Eze-Mer, Cap d'Ail, Monaco, Roquebrune-Cap-Martin, Menton.
La frontière, enfin, puis l'arrivée en gare de Vintimille.
Ah, le bonheur d'entendre parler italien !
Bien beaux souvenirs que ceux de votre jeunesse.
A vous lire, je me sens soudain emportée dans un autre temps, un autre endroit, si ce n'est qu'à la fin, votre préférence pour "le train bleu" m'a déposée aux frontières de chez moi... Je vous en envoie un rayon de soleil...
Merci pour ces beaux (ou moins beaux, ça dépend de quel côté on se place) instants partagés...
Rédigé par : Mystérieuse | 11/12/2007 à 15:13
Votre article m'a rappelé le bonheur de prendre un train dans une gare triste et sombre dans un recoin oublié à Paris, et de se réveiller, un peu groggy, au milieu de la campagne italienne. Et guetter, avec une ivresse grandissante, l'arrivée en gare de Santa Maria Novella et l'apparition du dôme de Santa Maria del Fiore . Et se sentir soudain pleinement vivante.
Merci mille fois.
Rédigé par : Elseneur | 11/12/2007 à 18:53
Et voilà... Vous faites voyager la fille des bois, des toits de Paris aux longues voies interminables des trains qui sillonnent le monde... Cybérie... Chimérie... Voyages en trains, voyage dans le temps... C'est étrange quand des marques de notre parcours s'effacent ainsi. Je le sais... Sourire. Mais il y a toujours d'autres trains...
J'ai aimé les souvenirs. Vous les évoquez si bien...
Rédigé par : Gaëna... | 11/12/2007 à 21:22
Ah Santa Maria Novella...
Figurez-vous, Elseneur, que j'ai eu l'occasion de m'entretenir il y a quelques mois avec Giovanni, le curé qui officie dans cette église merveilleuse. Il m'a parlé des nombreux chefs d'oeuvre qui y sont exposés : Giotto, Brunelleschi, Uccello et Masaccio dont l'Adam & Eve reste pour moi un des plus grands tableaux jamais peints de main d'homme.
Ce même jour - nous étions aux portes de l'été - j'ai aussi découvert l'existence de la "rose de Jéricho". Il s'agit d'une plante du désert d'apparence tortue. Elle est si chiffonnée qu'on la croirait morte. Pourtant, à peine est-elle mise au contact de l'eau qu'elle revit.
C'est un peu ce qui m'est arrivé en vous lisant : la goutte d'encre que vous avez déposée a ravivé en moi le souvenir de mes séjours désormais lointains à Florence.
Merci Elseneur pour cette irrigation de ma mémoire, aussi exquise qu'inattendue.
Rédigé par : Jean-Marc à Elseneur | 20/12/2007 à 23:30
Je vous retourne le remerciement, puisque c'est vous qui distillez ici de douces bouffées d'Italie.
C'est probablement l'une des choses qui me sera le plus difficile, lorsque je serai au Québec : ne plus pouvoir me dire qu'il suffirait de sauter dans un train sur un coup de tête pour me retrouver en 12 heures à boire un caffè latte dans l'Oltrarno. Je ne l'ai encore jamais fait sans réfléchir, mais j'aime l'idée que cette possibilité existe.
Ah oui, j'oubliais : entièrement d'accord avec vous pour Masaccio...!
Rédigé par : Elseneur | 21/12/2007 à 14:17
Qqn a dit:"les voyages forment la jeunesse...et déforment les valises !" lol
Rédigé par : Fanette | 31/01/2008 à 19:33
Comme votre citation m'intriguait, j'ai fait une petite recherche. Je suis tombé sur une citation d'Alphonse Allais : "Les voyages forment la jeunesse, a dit un sage, mais ils déforment les chapeaux".
Alors, Fanette... A qui se fier ? Valises ou chapeaux : à quelle déformation faut-il se rapporter ? J'ai une faiblesse pour les chapeaux. Est-ce parce que les couvre-chefs se font rares ? Ils pouvaient pourtant donner fière allure, les galures d'antan, non ?
Rédigé par : Jean-Marc à Fanette | 31/01/2008 à 20:36