Hier, je me suis rendu à l'exposition "Allemagne, les années noires" qui se tient au musée Maillol, rue de Grenelle, jusqu'au 4 février. Ce fut une véritable plongée dans l'horreur. Bien sûr, me direz-vous, j'aurais dû m'y attendre : une exposition de dessins et croquis réalisés par des Otto Dix, George Grosz, Walter Gramatté, Ludwig Meidner ou Max Beckmann pendant et après la première guerre mondiale, ça sentait le plomb et le soufre. De fait, j'avais lu Tardi. Je m'attendais donc à sombrer dans l'abjection et l'abomination de la guerre.
Pourtant, je fus servi au-delà de toute mesure.
Car s'il est vrai qu'avant de m'engager dans le parcours de l'exposition, je savais que j'allais être assailli par des représentations de corps démembrés, déchiquetés, par des images de cadavres en décomposition, de squelettes dont vers et rats viendraient se repaître, je ne pensais pas pour autant voir la beauté s'inviter dans cette traversée suffocante et putride de l'univers guerrier.
Il y a eu une chose que je n'avais pas prévue : la présence inopinée du corps de la femme.
La première apparition du corps de la femme eut lieu dans la salle du rez-de-chaussée, la partie de l'exposition consacrée à la guerre. Alors que je suivais sagement le sens de la visite, en plein milieu d'une série de xylographies désespérées de Max Beckmann, je fus soudain surpris de me trouver devant une ouverture vitrée donnant sur des sculptures d'Aristide Maillol. Il s'agissait manifestement d'un lieu d'entreposage provisoire. C'était un peu comme une trouée de lumière dans une descente aux enfers sans espoir de rémission, un moment d'accalmie dans le chaos.
Je restai fasciné par ces corps de femmes aux formes pleines. Quel constraste saisissant ! Jusque là, je n'avais vu que des hommes, des soldats aux corps martyrisés. Je voyais maintenant des femmes aux lignes harmonieuses. La désintégration d'un côté, l'intégrité de l'autre. Dans la salle aveugle, ce n'étaient qu'uniformes guerriers qui cachaient bien difficilement la misère des corps ; à travers le puits de lumière, je voyais des corps nus dont les postures évoquaient un concept idéalisé. A l'hébétude et aux cris de douleur muette des soldats répondait le silence rond de ces beaux volumes de chair féminine. De la merde et des viscères à l'air libre d'un côté, des courbures admirables de l'autre. Des corps abjects mais si douloureusement humains chez Dix et des volutes si parfaites chez Maillol, que les femmes en devenaient presque désincarnées à force de plénitude.
Ce dialogue inattendu me laissa perplexe. Alors bien sûr, je me posai des questions. Tout cela était-il délibéré de la part des organisateurs de l'exposition ? Etait-ce une soupape de sécurité offerte aux visiteurs pour dessiller leurs yeux aveuglés par un trop plein de visions apocalyptiques ? Voilà que ma machine infernale à questionner s'emballait.
C'est donc l'esprit saturé d'interrogations et de doutes que j'abordai la deuxième partie de l'exposition, à l'étage, consacrée à l'après-guerre et plus particulièrement à la période allant de 18 (Dix + Otto) à 33, l'arrivée au pouvoir d'Adolf Hitler. Et c'est là qu'eut lieu mon deuxième choc. Avec le retour à la paix, les femmes retrouvaient une place de choix dans l'iconographie. Mais quelle place ! Ce n'étaient que prostituées aux formes opulentes, dotées de culs rebondis comme des as de pique boursouflés ou au contraire des silhouettes difformes aux seins avachis. Elles avaient des visages bouffis, empâtés ou exagérément émaciés, mais toujours vides comme un jour sans pain. Qu'elles fussent laides ou avenantes, les hommes les deshabillaient avec convoitise. On sentait à leur mine con-cul-pissante qu'ils étaient possédés par l'appel de leur bite. Visage tuméfiés, chibres turgescents : les termes de l'échange étaient posés là devant moi, sans la moindre fioriture ni l'ombre d'une tendresse. Les regards se faisaient lubriques, les appétits insatiables et les sexes dressés comme la hampe d'un drapeau un jour de fête nationale. Mais il y avait pire ! Je n'ai pas fait le compte, mais il y avait bien une dizaine de dessins représentant des viols ou des meurtres sadiques perpétrés à l'encontre de ces mêmes femmes. Et comme dans la salle consacrée à la guerre, j'assistai à nouveau au défilé morbide des corps démembrés. Oui, mais voilà. Désormais, il s'agissait de corps de femmes et nous étions en temps de paix ! J'appris en passant qu'il existait un mot en allemand pour désigner ce genre de crime : Lustmord - le désir sexuel (Lust) et le fait de donner la mort (Mord) combinés en un seul terme.
En réalité, je trouvai les tableaux du premier étage pires que ceux inspirés par la guerre. Ils montraient une société où les repus (le soldats qui avaient survécu au conflit sans dommage corporel, les industriels qui se s'étaient enrichis à l'arrière ou les poules de luxe) affichaient leur morgue vis-à-vis des culs-de-jatte, des gueules cassées, des désenchantés ou des paumés à qui tout avait été ôté : la beauté physique, la perspective de l'amour et surtout l'innocence. Dans les regards suffisants des hommes à face de porc de George Grosz, je voyais se profiler un nouveau cortège de corps déchiquetés, démembrés, amputés, meurtris, torturés, déchirés, écartelés, mis en lambeaux...
Dieu, que le registre du malheur est riche.
Si, à l'aune de ce qu'affirmait en son temps Heinrich Heine, "l'intellectuel est le thermomètre du degré d'humanité de l'humanité", alors Dix, Beckmann, Grosz et consort racontaient à travers leurs dessins la montée en puissance d'une mise en sommeil collective de l'intelligence et l'extension de la misère aux sphères les plus intimes de la sensibilité. Degré zero absolu de l'humanité, nazisme.
Merci pour votre commentaire sur mon blog qui m'a permis de vous découvrir et de lire votre très interressant article sur cette expo.
Bien à vous, Fanette
Rédigé par : Fanette | 22/01/2008 à 20:25
Article très intéressant, sur une expo qui a l'air de l'être aussi. Mais la question reste ouverte, alors, les sculptures de Maillol, mise en miroir fortuite ? C'est ce que je pense, mais...
Rédigé par : Sylvie | 23/01/2008 à 17:07
Je crois comme vous que la présence inopinée de ces femmes rondes de Maillol au milieu de la plongée abyssale dans l'horreur de l'exposition était fortuite.
Je présume que quelqu'un aura pris la décision d'entreposer là les sculptures pendant la durée de l'exposition. Je suppute qu'elles regagneront leur place habituelle au milieu de la salle, une fois que les expressionnistes allemands seront partis, avec armes et bagages. Je présume, je suppute, je conjecture... En réalité, je n'en sais fichtre rien.
Cela n'ôte rien, en tout cas, au choc que j'ai ressenti en les voyant, ces jolies femmes bien en chair et tout en rondeur. Ce fut un spectacle inattendu & fascinant, justement en raison même de son caractère inopiné.
Alors, fortuit ou délibéré ? Je penche pour le fortuit, car j'ai une confiance absolue dans la paresse de l'homme. L'acte délibéré peut engendrer de la beauté. Mais quand le hasard s'en mêle, on peut alors sentir, l'espace d'un court instant, le sourire de la grâce.
Rédigé par : Jean-Marc à Sylvie | 24/01/2008 à 11:49
En y repensant, je me souviens nettement avoir reçu un choc à la vue de ces femmes. En effet je m'étais inséré dans la peau de ces peintres, dans leur univers et d'un coup la beauté réexistait, revenait l'espace d'un instant. Je suis donc resté devant cette fenêtre au moins trois minutes à me demander si cela était volontaire et tout un tas d'autres questions. Peut-être qu'en fait j'essayais de me protéger, de prendre une bonne bouffée d'air avant de retourner dans l'enfer. Très bel article en tout cas ;)
Rédigé par : Nicolas | 05/02/2008 à 15:56
Heureux de voir que tu as été saisi par la même vision de grâce. Fascinant, non ?
Rédigé par : Jean-Marc à Nicolas | 05/02/2008 à 23:59
Nice to read about Ahrenshoop in your Blog
Rédigé par : Hotel Ahrenshoop | 13/10/2010 à 19:30
comme beaucoup d'expressionistes aussi, mais c'est vrai que Dix met l'accent particulièrement sur l'horreur des combats et tranchées... Georges Grosz est "pas mal" aussi pour la dénonciation de cette période, Max Beckman, pour les traits agressifs... bref tous ceux qui ont choisi ne ne pas "tomber dans la joliesse", et en conséquence se sont vus ( c'est un paradoxe), taxés de "dégénérés"
Rédigé par : rechab | 12/05/2012 à 18:53
Oui !
Le comble ne l'obscenité ne fut-il pas d'emmener sur des airs de tambours et de fifrelin la jeunesse d'Europe se faire trouer la peau dans la boue de la Somme ou de Verdun ?
Qui étaient les dégénérés ? Les généraux sénescents (pour ne pas dire séniles) qui se repaissaient du sang bouillonnant d'une jeunesse amenée à la boucherie ou des artistes en dénonçant l'horreur incommensurable ?
Où est l'irrévérence ?
Rédigé par : Jean-Marc à Rechab | 13/05/2012 à 01:17