Dès qu'il est de passage à Paris et pour peu que je sois disponible, je ne manque pas une occasion d'assister à une présentation d'Erri De Luca. Je sais par avance que je vais être comblé par une répartie inattendue, ou un trait de pure intelligence. Et puis, à chaque fois que je le vois, je reste confondu par sa façon bien à lui de répondre aux questions qui lui sont posées. Avant de formuler sa réplique, il marque systématiquement quelques secondes de silence. Je vois dans ce soupir de l'intelligence, cette suspension du dire, une marque profonde de respect adressée à l'émetteur de la question. C'est une manière de signifier : "oui, je comprends ce que tu me demandes. Mais avant toute chose, je voudrais m'assurer que ta question irrigue complètement mon esprit. Alors, je pourrai te formuler ma réponse".
Or, il se trouve que dimanche dernier, Erri De Luca était à Paris. Il intervenait à l'occasion de d'une série de conférences intitulées Livres des mondes juifs et diasporas en dialogue. De mon côté, j'étais disponible. Je suis donc allé l'écouter. Et une fois de plus, je tombai sous le charme.
A un moment, un membre de l'assistance lui pose la question : " Comment définiriez-vous votre rapport à la littérature ? " Passées les quelques secondes de latence évoquées plus haut, Erri De Luca énonce cette réponse inattendue : "Tout dépend de savoir qui porte qui." Nouveau silence de courte durée. La salle est dans l'expectative. Alors, il se lance dans l'évocation d'une histoire, de son histoire.
"Lorsque j'étais maçon, le travail était physiquement éprouvant. Le soir venu, j'avais le corps fourbu des fatigues accumulées durant la journée. Aussi quand je montais dans le tramway qui me ramenait chez moi et que j'ouvrais un livre, deux cas de figure pouvaient se produire. Dans un cas, je plongeais dans la lecture, je me laissais emporter par l'intrigue. J'oubliais alors mon corps ; les courbatures s'évanouissaient. Léger, mon esprit s'évadait tant et si bien qu'il m'arrivait parfois de rater mon arrêt. A l'inverse, il y avait aussi des circonstances où je ne parvenais pas à rentrer dans le livre que j'avais emmené avec moi. Sa lecture me pesait alors. Les quelques grammes de son poids venaient alors s'ajouter aux fatigues accumulées pendant la journée. C'est pourquoi je vous dis : tout dépend de savoir qui porte qui."
Un murmure se propage alors dans l'assemblée. C'est un murmure d'assentiment devant la légèreté du trait. C'est un sourire de communion et de gratification.
Comme je regrette de n'avoir pu écouter cette conférence...
Mais dans ma province, où il n'est pas venu, on peut (et on le fait) lire Erri De Luca et c'est déjà beaucoup.
Rédigé par : Larkéo | 24/01/2008 à 13:56
Merci pour votre passage sur mon blog et le commentaire que vous y avez déposé.
Y aurait-il un jeu de correspondances entre les trésors que vous recherchez sous terre, les pépites de l'intelligence que vous trouvez dans la bouche ou les écrits de littérateurs et le fait d' "égarer" délibérément des livres à l'attention de lecteurs inconnus ?
Chercher, découvrir, égarer : s'agit-il là des trois temps d'une valse ?
Rédigé par : Jean-Marc à Larkéo | 25/01/2008 à 11:31
Un charmant lecteur qui a souhaité garder l'anonymat ou éprouve des difficultés à poster des commentaires vient de porter à mon attention ce passage extrait de Trois chevaux :
"C'est ce que doivent faire les livres, porter une personne et non pas se faire porter par elle, décharger la journée de son dos, ne pas ajouter leurs propres grammes de papier sur ses vertèbres."
(Trois chevaux, trad. Danièle Valin, p.83, Folio n°3678)
Voilà une bien jolie réminiscence.
Rédigé par : Jean-Marc - Addendum | 28/01/2008 à 19:34
Quelle belle photo ! moi aussi j'aurais aimé être à cette conférence. Bon je note et je renote : Troix chevaux.
Rédigé par : Sylvie | 01/02/2008 à 17:11
Trois chevaux, oui. Parce que, à ce qu'il paraît, la vie d'un homme vaudrait (en durée) celle de trois chevaux mis bout à bout.
Celle d'une femme vaudrait un peu plus, naturellement, compte tenu de sa longévité supérieure. C'est ce qui explique la présence du petit cheval, qui suit derrière.
Il a du crin ; il a du cran.
Postérité.
Rédigé par : Jean-Marc à Sylvie | 02/02/2008 à 09:26