A l'époque où je me rendais régulièrement en Espagne pour raisons professionnelles, je plongeais mes interlocuteurs dans la plus totale perplexité lorsque je déclinais mon identité. Après avoir énoncé mon nom, je devais souvent faire face à un " ¿O qué? ", lourd de cette brutalité dont seuls les Espagnols sont capables quand ils parlent. Même en travestissant la prononciation de mon patronyme pour le rendre familier aux oreilles autochtones (vé-lio-tte), les résultats restaient incertains. Et puis un jour, alors que je m'étais éreinté pendant plusieurs minutes au téléphone avec une standardiste plus bouchée qu'à l'ordinaire, je fus soudain surpris d'entendre un éclatant : "Ah... Bellot... como la bellota..." Au moment où j'entendis cette phrase, je n'avais pas la moindre idée de ce que pouvait bien être une "bellota". Pourtant, je savais que je venais de découvrir la parade ultime pour rendre mon nom enfin audible aux oreilles de Castille et de Navarre !
Je me renseignai sur le sens de la bellota. C'est tout simplement le fruit du chêne, le gland. En francais, se voir traité de "gland" est tout sauf glorieux. L'univers sémantique est trop influencé par la connotation sexuelle du mot. Le gland, en français, c'est un peu comme un con avec la paresse en plus. Autant vous le dire tout de go : me voir assimilé à un gland ne me réjouissait pas outre mesure. Pourtant, au fil de l'eau, je ne tardai pas à découvrir que le gland avait en Espagne une image des plus respectables. Ici, pas de connotation dépréciative. Le terme provient en ligne directe de l'arabe et en Espagne, le gland, c'est avant tout ce qui donne cette saveur si fondante au Jabugo, c'est-à-dire à ce qui se fait de mieux en matière de jambon dans un pays qui a fait de ce mets un véritable objet de vénération. Les Français, dans leur vision souvent avare, pusillanime et un rien méprisante de la vie, répugnent à donner de la confiture aux cochons ; les Espagnols eux ont trouvé beaucoup mieux, ils leur donnent des bellotas, des glands. Cela part d'une philosophie utilitariste de l'existence, que mon ami Guillaume sait rendre si parfaitement avec le proverbe picard : "Fais du bien à ton cochon, tu le retrouveras dans le saucisson."
La saveur du jabugo m'a été rappelée avec une puissante montée de salive en bouche en lisant le commentaire d'Anaik et surtout le merveilleux voyage culinaire du regretté André Pitte qu'elle m'a donné à découvrir, intitulé "Le voyage des papilles". Qu'elle en soit chaleureusement remerciée ici.
Soudain, je me suis revu, installé au zinc d'une cerveceria de la place Santa Ana à Madrid, alors que je me laissais aller à la douceur de la nuit qui tombait en picorant des tranches de Jabugo et un verre de Rioja bien en main. En parcourant la longue énumération des plaisirs gustatifs que pourrait éprouver un voyageur peu pressé parcourant les pourtours de la Méditerranée, je fis une expérience proprement hypnotique. Très vite, je me vis assailli par une avalanche de petits souvenirs, tous plus délicieux les uns que les autres. En vrac, je citerai le granité au citron un soir de grande chaleur en me baladant dans les rues désormais très in fashion de Trastevere, la langouste saisie sur la grille d'un barbecue sur le port de Sesimbra avant d'être violemment fendue par le mitan par un homme portant bigode (moustache) à la Brassens et arrosée d'un simple filet de beurre fondu, un tartufo affogato al caffè dans un quartier gris entre les barres HLM de Sesto San Giovanni, le sourire malicieux du marin grec apportant dans un restaurant de Microlimano une partie de sa pêche miraculeuse et me conseillant dans le choix d'une daurade, la poutargue d'Alghero en Sardaigne, le sentiment d'extase absolue en dégustant des fideos negros chez José (Cal Pep en catalan) près de Santa Maria del Mar à Barcelone, la chaleur d'un verre de cabernet-sauvignon de la Quinta da Bacalhoa quand il fait gris et froid sur Paris, un aïoli dans une guinguette de rien du tout avec des amis à Saint-Tropez après avoir traversé le golfe en bateau un jour de grand vent, une bagna cauda alla cuccina delle Langhe sur le corso Como à Milan, un verre de fino après m'être perdu dans les rues de la judaria de Séville ou encore la saveur inimitable des fraises à Nemi, dans l'arrière-pays romain, dégustées sans hâte dans la confusion d'images entremêlées où l'eau du cratère serait projetée dans les airs et le feu contenu dans des entrailles de la terre viendrait à se répandre avec douceur comme une dernière goutte de désir s'épanchant sur le corps de la femme aimée.
La Méditerranée serait-elle alors ce décor où, à l'abri de toute truculence, le bonheur se goûterait d'abord avec la bouche et où la vie ne serait plus que la recherche nonchalante d'une succession de plaisirs de langue ?
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NB : Pour celles et ceux d'entre vous qui voudraient effectuer un voyage réjouissant pour les papilles, je ne saurai trop vous conseiller de vous plonger dans la lecture de L'Eau à la bouche de José Manuel Fajardo. Un véritable chef d'oeuvre ! A pedir de boca.
Pour reprendre le commentaire élogieux trouvé en me baladant sur la toile, un roman qui ouvre l'appétit de la lecture et se savoure du début à la fin (una novela que abre el apetito por la lectura y se saborea de principio a fin). Quant à la recette, je vous la laisse découvrir dans sa langue originelle :
INGREDIENTES:
París. Limas muy verdes. Una bailarina de cabaret rumana. Aguacates maduros. Un hombre marcado por el sabor de las ostras. Tequila bien frío. Pan con aceite. Recuerdos de una España que ya no existe y de un México lejano. Algunas lecturas inteligentes del Quijote o de Juan Rulfo. Emigrantes venidos de medio mundo. Sueños viejos y nuevos. Sensualidad.
ELABORACIÓN:
Mezclar los ingredientes con tiento y buen pulso, disfrutando del momento. Dejarse llevar. Chuparse los dedos (es placentero y erótico). Explorar nuevas sensaciones. Escuchar un bolero, aunque el libro tiene su propia canción.
RECOMENDADO:
Para quienes, a pesar de todo, aman la vida y no renuncian a buscar la felicidad.
L'expression sur le cochon est remarquable :)
Concernant le bellota, le jambon commence à être vraiment connu en France, mais pas encore le chorizo. Si vous avez l'occasion de retourner à Madrid, je vous conseille d'aller en déguster quelques tranchettes chez Sanchez Romero (avec una caña si, comme moi, vous appréciez la bière avec les bonnes charcuteries).
Merci pour le clin d'oeil !
Rédigé par : Le confit c'est pas gras | 23/02/2008 à 18:09
Le gland... ne serait-ce pas aussi ce pompom flottant que l'on remarque sur les marcassins... euh, non les mocassins ?(fonctionne par paire !)...
J'en connais un (que j'aime pas beaucoup, mais pas beaucoup du tout) qui s'en chausse pour... aller plus vite ? ou botter le cul à ceux qui pensent autrement ?
Ben, bof... pas très appétissants ce "cochon et ces glands-là"...
Rédigé par : Lnwe | 23/02/2008 à 22:23
Ca alors !
Vous aviez remarqué aussi cet artifice d'ornementation sur les petits mocassins de l'omni-président ?
J'ai découvert l'existence de ce type de pompes et leurs porteurs sur le coup de mes 20 ans. J'arrivais sur Paris en provenance de ma province (un petit village près de Nice). Sur le campus de la banlieue sud-ouest, je ne manquai pas de constater que plus d'un étudiant sur 2 portait ce type de chaussures. C'était un peu comme une affirmation d'identité, l'uniforme des habitants du triangle d'or St Germain-en-Laye / Versailles / Concorde. Il y avait les mocassins à gland et le loden vert, de ce genre de vert qui ne manque jamais de rappeler les années les plus sombres de notre pays. L'uniforme devait pourtant perdre de son aura après un certain mois de mai 1981.
Comme je crois nourrir aussi peu d'affection que vous pour le porteur de glands plantaire auquel vous semblez faire allusion, je m'en vais l'oublier avec un petit verre de Graves.
A votre santé, Hélène !
Rédigé par : Jean-Marc à Hélène (alias lnwe) | 23/02/2008 à 22:52
Bravo Jean Marc, vous avez réussi à me mettre l'eau à la bouche...et des tas de bons souvenirs gustatifs effleurent mes papilles....et d'autres plus cérébraux appellent à mon passé en Catalogne (française...mais tout aussi conviviale)
Merci pour ces précieux instants suggérés
Rédigé par : Mys | 24/02/2008 à 15:54
Plus jamais, plus jamais je n'irai me promener sur les blogs d'inconnus, je resterai sur le mien, cloîtrée, pire, je fermerai définitivement mon ordinateur et m'enfoncerai un fois de plus (comme je le fais chaque jour et au sens propre) dans la forêt guyanaise... mais cette fois avec la ferme intention de ne pas revenir. C'est trop alléchant, trop tentant, trop savoureux, j'étais pourtant pleine de bonne résolutions, j'avais décidé de ne plus écouter les soupirs indécents de mon estomac. Et voilà! ça y est! MERCIIIIIIII
Rédigé par : Massilimanga | 24/02/2008 à 15:57
Sei un vero viaggiatore di luoghi e sensazioni, accattivanti souvenir che fanno sognare profumi e sapori, in questo ci assomigliamo, e complimenti per l'ottimo italiano! Quanto alle fragoline di Nemi non me le faccio mai mancare, in paese fanno deliziosi dolci con crema e fragole, da non perdere :-)
Sì, nelle foto c'è il magico specchio verde del lago visto dal Monte Cavo, dalla via latina, tra le mie più amate mete domenicali, ma adesso sono in partenza e presto m'immergerò in un'orgia di profumi e sapori nuovi che per certo mi stordiranno...lo sento, a presto
r.
Rédigé par : Rita r. florit | 25/02/2008 à 16:00
Derrière une sémantique... nos représentations culturelles... Je ris... Jean-Marc... Bien à toi, Nathalie
Rédigé par : Nathalie | 05/03/2008 à 03:07
Bravo pour cette jolie fraise et votre récit qui met l'eau à la bouche !
Rédigé par : Virginie B | 21/05/2008 à 21:02
Bonjour Jean Marc,
Entre un gland paresseux et un con idiot… laissons donc la Nature choisir !
Cela nous ramène facilement au célère "Truisme" de Marie Darieussecq… aux délices de la chair et à la satire sociale.
Merci aussi pour le souvenir sublimissime de mon Tartuffo sur la Piazza della Signoria. Le restaurant était un attrape-touriste mais le dessert a retenu mon âme.
Quant aux fraises je crois que je vais faire "chauvin"… Vive la gariguette !
Du coup… me vient comme une petite faim…
Il est temps de passer à table.
Bien à toi.
Arthi
Rédigé par : Arthémisia | 18/07/2008 à 12:23
Un tartuffo piazza della Signoria...
Quel délice !
Un plaisir de glace qui fond dans la bouche avec, pour le plus grand plaisir des yeux, deux criminels exquis aux hanches si sensuelles. J'ai nommé le David de Michel-Ange et le Persée de Cellini.
Cultiverais-tu l'art de taquiner la volupté dans ses formes les plus accomplies, chère Arthémisia ?
Bien à toi
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Arthémisia | 20/07/2008 à 01:53
L'Art n'est qu'érotique. Je ne cultive rien. Je vis....
(enfin parfois j'essaie seulement de...!)
Amitié
Arthi
Rédigé par : Arthémisia | 20/07/2008 à 11:37