Ironie de la topographie : c'est à Venise que se tient l'exposition "Rome et les Barbares". Or Venise est un pur produit - secondaire, certes, mais pur produit quand même - des Barbares. Car c'est pour fuir les hordes de Huns, Lombards ou Goths venus du nord et de l'est, que des Vénètes quittèrent la terre ferme au Vème siècle de notre ère, décidèrent de s'installer au milieu d'une lagune insalubre et plantèrent les premiers pieux sur lesquels allait naître une petite cité sur pilotis. Acte d'ensemencement : un pur joyau de la civilisation occidentale naissait de la peur des guerriers venus d'orient.
Car tel est bien le thème de l'exposition "Rome et les Barbares" : montrer combien civilisation et barbarie ne sont pas des contraires qui s'opposent, mais bien des manières d'être qui s'influencent en permanence, s'interpénètrent, se fécondent en même temps qu'elles cherchent à se détruire. En parcourant les salles du superbe Palazzo Grassi, c'est jusqu'aux concepts de vainqueurs et de vaincus qui deviennent fuyants. Rome embrassera la culture de la Grèce après avoir vaincu ses armées en -146 avant notre ère ; les Barbares se convertiront au christianisme devenue la religion dominante de l'Empire après sa chute en 476 après notre ère. De son côté, Rome adoptera nombre de procédés artistiques des Barbares bien avant que ces derniers ne la mettent à sac.
La barbarie, comme la civilisation, sont donc des notions plastiques, ductiles à souhait (cf l'excellent article paru dans The Economist le 14 février courant). Vouloir les opposer de façon absolue et catégorique comme on a pu l'entendre récemment dans la bouche de tel homme d'état prônant une "politique de civilisation" et fustigeant les "barbares de 17 ans" qui peuplent nos banlieues est un non-sens. A vouloir démembrer le corps social à grands coups de serpe, n'y a-t-il pas au contraire le risque de créer encore plus de confusion dans les esprits, de ranimer des ressentiments fondés sur des appartenances chimériques à des communautés aux contours incertains ?
Claude Lévi-Strauss nous avait pourtant prévenu, quand il écrivait dans Race et histoire :
" Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie. "
Commentaires