Dans le cadre de mes activités professionnelles, je suis régulièrement amené à animer des cours de vente. Cela pourra paraître étrange à certains, mais ce que j'aime avant tout dans la vente, c'est sa dimension humaine. Au désespoir de beaucoup, la vente est difficile à modéliser ; sa pratique peut sembler parfois approximative et apporter des résultats aléatoires. Cela est vrai. Mais à côté de cela, elle sera toujours empreinte de subjectivité, de croyances. Faite d'inhibitions et d'élans, elle restera toujours pétrie de doutes et de désirs. Activité humaine, trop humaine, portée par nos émotions et notre langue, elle échappe par définition aux logiques d'automatisation, d'embrigadement ou de délocalisation.
Or, il y a quelques mois, j'ai animé un cours de vente à Barcelone. C'était la première fois que je le faisais en espagnol. Avant d'en accepter l'idée, comme j'étais littéralement tétanisé par la peur, j'avais demandé à co-instruire ce cours avec une personne de langue maternelle espagnole, Rosy. Pourtant, une fois sur place, en dépit des moments de difficulté éprouvés à trouver le mot juste, malgré l'expression d'incompréhension lue sur les visages après avoir prononcé une locution manifestement née dans les méandres de mon esprit confus, mes appréhensions tombèrent. Voire, j'éprouvai un plaisir intense à m'exprimer dans la langue de Cervantès. Et savez-vous en particulier ce qui me procura le plus de plaisir ? Je vous le donne en mille : l'emploi du subjonctif.
La langue espagnole a cette caractéristique de disposer de deux temps pour le subjonctif passé : l'imperfecto del subjuntivo (es como si el sol estuviera pintado todo de oro) et le subjuntivo pasado (es como si el sol estuviese pintado todo de oro). Là où les choses se compliquent, c'est savoir quand employer l'un ou l'autre, l'un plutôt que l'autre. A chaque fois que j'ai posé la question à des Espagnols, ils m'ont répondu : "Fais comme tu le sens". Alors, je les ai pris au mot. Mais plutôt que de me laisser aller uniquement à des considérations d'euphonie, j'ai décidé de distinguer ces temps selon le moment auquel se rapportait l'action. Si l'action s'inscrivait dans le passé, j'utiliserais le subjonctif passé (estuviese). En revanche, si l'action était projetée dans le futur, j'emploierais l'imparfait du subjonctif (estuviera).
Cette approche discriminatoire ne fut pas complètement le fruit de l'arbitraire. Pour la prendre, je m'appuyai sur le distinguo très clair du portugais entre le subjontif passé (il n'y en a qu'un) et le subjonctif futur (c'est une idiosyncrasie). Dans cet idiome, le subjontif passé "se tu quisesses" (si tu avais voulu) ramène à une action déroulée dans le passé. La chose a été bel et ben entérinée. Il est inutile de revenir dessus, si ce n'est sur le mode du regret. Le subjonctif futur "se tu quiseres" (si tu veux), lui, se rapporte à un choix qui n'a pas été encore fait. C'est donc le temps du libre arbitre. D'où la fameuse salutation "Até amanhã, se Deus quiser" (à demain, si Dieu le veut), où l'idée de nous revoir demain ou un autre jour reste soumise, à tout moment, au bon vouloir du divin.
Mais quel est le rapport, me direz-vous, entre les variations du subjonctif et la pratique commerciale ? Il y en a plusieurs. Il se trouve d'abord que l'acte de vente nécessite d'embrasser les trois temps de base (le passé : comment faisiez-vous hier ? - le présent : comment faites-vous/vous sentez-vous aujourd'hui ? - le futur : qu'envisagez-vous de faire demain ?). En outre, la rhétorique de la vente trouve ses ressorts dans le doute, le questionnement, la projection, la formulation d'hypothèses, la crainte... bref tout l'éventail des sentiments ou des circonstances qui nécessitent -au moins dans les langues latines- l'emploi du subjonctif. Ainsi, s'il m'était demandé de recruter un commercial en moins de 2 minutes, je demanderais juste au candidat de conjuguer le verbe "pouvoir" à l'imparfait du subjonctif. S'il venait à hésiter, s'il butait, je m'abstiendrais de le prendre. Comment voulez-vous en effet qu'il soit ensuite en mesure de faire visualiser à des clients potentiels le champ des virtualités offert par l'utilisation de ses produits et services ?
Pourtant, il faut bien que je me rende à l'évidence : l'imparfait du subjonctif tombe en désuétude en français. A chaque fois que je m'essaye à une formulation du genre : "Eussiez-vous ces facultés à votre disposition, pourriez-vous... ", mon auditoire se fout de ma gueule. Je les comprends. Mais au-delà du caractère précieux que suggère désormais l'emploi de l'imparfait du subjonctif en français, il y a plus grave. J'ai le sentiment qu'à travers la disparition programmée de ce temps, nous perdons collectivement un degré de liberté dans notre faculté d'interagir avec autrui. Car le subjonctif est le temps du désir et de la liberté. C'est le temps des hypothèses, des incertitudes, des doutes exprimés, des émois suggérés et des plaisirs différés. Mais c'est aussi le temps du respect de l'autre, à qui il est explicitement reconnu le plein exercice du libre-arbitre. Désormais, j'ai parfois l'impression que plus personne ne comprend à quoi sert le subjonctif surtout à l'imparfait. Nous nous ingénions à en éviter l'emploi en restreignant au minimum l'expression de nos sentiments. Quel homme sait dire aujourd'hui à une femme : "J'attendais que ton regard se posât sur moi" ? Comme pour excuser pareille sécheresse de coeur, nous le faisons apparaître, mais à tort cette fois, après des locutions de temps comme après que. Enfin, il y a des règles grammaticales que je trouve particulièrement stupides. Quelle idée saugrenue en effet d'utiliser l'indicatif après la conjonction "si" alors que la vocation de cette dernière est justement d'ouvrir l'espace de ce qui pourrait être, le domaine par excellence du subjonctif ? Pourquoi sommes-nous obligés d'employer le subjonctif après "bien que", même quand l'action est accomplie ? Là encore l'espagnol est plus respectueux de l'esprit. Après "aunque", l'équivalent de bien que, le choix de la forme verbale variera selon que l'action aura été réalisée (indicatif) ou non (subjonctif). Je déteste les règles lorsque l'injonction qui nous est faite de les respecter à la lettre nous dispense de faire appel à notre intelligence et à notre sensibilité. A moins que les esprits qui ont eu pour mission de codifier notre grammaire aient senti tout ce qu'il y avait de subversif dans ce temps et se soient ligués pour en conjurer les effets en semant la confusion. Dans ce cas, Eryk Orsenna aurait bien raison d'écrire dans Les Chevaliers du subjonctif : "les subjonctifs sont les ennemis de l'ordre, des individus de la pire espèce" .
Au bout du compte, tout cela m'attriste. Pas parce que je suis un puriste. Non ! Bien au contraire. J'aime les métissages, j'aime qu'une langue évolue, j'aime qu'elle s'enrichisse d'apports extérieurs, qu'elle se créolise. Mais je peste dès qu'il y a perte de sens, surtout quand cette perte s'apparente à un abandon de liberté. Or c'est cela justement que je regrette avec la disparition progressive de l'imparfait du subjonctif : notre appauvrissement collectif. On m'a dit il y a longtemps, qu'aux Antilles francophones, les hommes et les femmes basculaient en créole quand ils contaient fleurette. Le français serait-il devenu trop pauvre pour être le réceptable de nos babils coquins et amoureux ?
Non seulement je suis triste, mais comme toujours chez moi, l'amertume se mue en colère. Je souffre de devoir assister, impuissant, au dessèchement du français. Car enfin, voulons-nous condamner les générations futures à rechercher l'âme soeur dans les ambiances saturées de bruit et d'obscurité des discothèques ? Aurions-nous oublié de nous regarder à la lumière du soleil ? Savons-nous encore nous dire le désir qui nous écrase les entrailles avec la légèreté d'une hypothèse ? Et puis, comment transmettrons-nous à nos enfants l'art de se pencher sur cet obscur objet du désir qu'est le subjonctif, d'effeuiller le voile des possibles, fût-ce à mots couverts ?
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Crédit photographique : Athos99 - M. Bobillier
Comme vous avez raison de faire cette jolie déclaration d'amour au subjonctif, porteur des incertitudes, des doutes et des mystères que nous ne savons plus formuler.
Votre texte m'a évidemment fait penser à la langue italienne, elle aussi prodigue en subjonctifs, qu'elle place d'office après les verbes d'opinion et d'hésitation, les pensare et autres credere. Un subjonctif tout en rondeur qui atténue en douceur les avis un peu trop tranchés.
C'est comme toujours un plaisir de vous lire.
Rédigé par : Elseneur | 21/04/2008 à 18:29
Merci Elseneur pour votre commentaire élogieux.
Si (ou puisque) vous aimez le subjonctif, les déclarations d'amour et le pays de Dante, je ne saurais trop vous recommander la lecture de "Renaissance italienne" d'Eric Laurrent aux Editions de Minuit. Je n'ai jamais vu pareille densité d'imparfaits du subjonctif. Comme, de surcroît, l'auteur relate une belle histoire d'amour et que la Toscane en est le décor, j'ai pensé que vous pourriez aimer ce petit livre.
Rédigé par : Jean-Marc à Elseneur | 22/04/2008 à 00:15
Salut. Je suis une étudiante de traduction et interprétation à Lima, Pérou. En cherchant de l'information sur l'imparfait du subjonctif, je suis tombée sur votre blog. Alors, par l'autorité que me confèrent ma carrière et ma langue, je vous fais part d'une petite correction. Le mode subjonctif au espagnol a trois temps : présent, passé et futur. En ce qui concerne le passé, on l'appelle plutôt "pretérito imperfecto". Des fois, il porte d'autres noms. Mais on parle toujours du même temps. Ce temps a deux formes : "que yo estuviERA" ou "que yo estuviESE". Ces deux terminaisons font référence au même temps. Elles expriment la même chose et on peut utiliser indifféremment l'une ou l'autre. La seule différence, c'est que la terminaison ESE est chaque jour moins utilisée. Elle reste néanmoins usitée, notamment à l'oral. J'espère avoir contribué à votre connaissance de l'espagnol. À bientôt.
Rédigé par : Andrea | 09/07/2008 à 05:50
Hola Andrea.
Muchas gracias por tu comentario.
Estupendo que tu estés leyendo mi blog desde Lima, Peru.
Dios te bendiga.
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Andrea | 09/07/2008 à 22:43
J'adore vos observations sur l'imparfait du subjonctif. En tant qu'étranger amateur des subtilités de la grammaire française, ça m'a toujours deçu que l'imparfait du subjonctif soit démodé à présent. Encore une indication de la vulgarisation de la communication.
Rédigé par : Dr. Allen | 12/05/2009 à 22:47