Je ne sais pas si vous avez remarqué comme moi. Mais je trouve que la bêtise a pris du poil de la bête. Depuis quelques mois, elle gagne en vigueur et en audace. Elle n'a plus honte d'elle-même ; elle se fraye désormais son chemin avec une assurance bien assumée et n'hésite pas à bousculer sur son passage quelques anges égarés, quelques idiots invétérés qui n'auraient pas encore compris que nous n'avons plus besoin d'eux, que nous savons fort bien nous débrouiller tout seuls, maintenant, que nous sommes grands et vaccinés. Vous ne me croyez pas ? Commençons alors par l'exposé des faits. Il y eut d'abord l'édition du Magazine Littéraire de l'été dernier, exclusivement consacrée à ce thème. Toujours l'été dernier, Raphaël Enthoven, sur les Nouveaux Chemins de la Connaissance lui dédiait une semaine entière. Sur les traces de Bouvard & Pécuchet, des livres lui sont dédiés comme "La bêtise s'améliore" de Belinda Cannone et "Le Petit Lexique de la Bêtise Actuelle" de Christian Godin. En début de cette année, France Culture décida de rediffuser la séquence enregistrée six mois plus tôt. Et puis, il y eut cette découverte que je fis vendredi dernier, le 4 avril. J'assistai à la dernière représentation de "la estupidez" de Rafael Spregelburd au Théâtre Chaillot.
La estupidez, c'est le terme espagnol pour la bêtise. Il a été conservé tel quel pour désigner la pièce, même si, sur l'affiche, figure entre parenthèses la traduction en français : la connerie. Eh bien figurez-vous que cette imprégnation de plus en plus nette de la bêtise, je la vis là s'étaler devant moi avec brio et flamboyance comme lors d'un feu d'artifice du 15 août. Il y eut d'abord la mise en scène. Extraordinaire ! 5 acteurs virtuoses (Marina Foïs, Karin Viard, Marcial Di Fonzo Bo, Pierre Maillet et Grégoire Oestermann) jouent plus d'une vingtaine de rôles différents dans un décor à deux niveaux de profondeur avec une chambre d'hôtel et en arrière-plan son hinterland à l'air libre. Le tout est censé se passer dans la banlieue de Las Vegas. L'intrigue, quant à elle, est proprement à couper le souffle. Vous y trouvez un couple de vendeurs d'oeuvres d'art véreux inventant une histoire à dormir debout pour monnayer à plusieurs millions de $ une toile vierge, des acheteurs d'art prêts à mettre le paquet pour doubler une éventuelle concurrence, un savant fou qui vient de trouver l'équation dite de Lorenz dont la puissance détruira le monde le jour où les ordinateurs quantiques feront leur apparition, un groupe de joueurs de casino se servant de cette équation pour gagner 151 dollars par soir, deux enjôleuses aux amours tarifées, une Cruella de la presse people prête à tout pour un scoop, une bande de flics homos faisant les 400 coups après avoir découvert une valise providentielle de 500.000 $, un fils prodigue poursuivi par ceux qu'il croit être des représentants de la mafia - en réalité des apprentis crooners siciliens, un intello blasé gardant une handicapée et j'en passe. C'est fou, c'est déjanté à souhait, délirant. Pourtant, pendant plus de 3 heures - oui, le spectacle dure 3 heures + 20 minutes d'entracte - vous ne vous ennuyez pas une seconde. On rit, on sourit, on s'attendrit lorsque Marina Foïs en entraîneuse paumée raconte sa vie à Pierre Maillet en flic tarlouze au grand coeur. On se fait happer comme par une bonne série télévisée américaine type Desperate Housewives. Il y a du rythme à revendre, on n'a pas le temps de réfléchir à ce qui se passe. L'intrigue est inepte ? Et alors, que demande le peuple ! Comme à Marly-Gomont, on s'en fiche puisque le beat est bon. Et il est rudement bon le beat. Il est à l'image de notre époque : tout pour le présent, tout pour l'argent. Peu importe ce que vous faites, du moment que vous affichez un regard déterminé, un sourire de glace et que vous y mettez tout votre coeur, toute votre énergie. C'est l'apologie de l'hyperactivité. Et tant pis, si tout cela n'a pas de sens. Le tout c'est d'être dans le coup, d'être acteur de sa destinée, si conne soit-elle. C'est la tienne, mon pote et crois-moi, ça, personne ne peut te l'enlever.
Est-ce que ce ne serait pas cela justement la bêtise : cette capacité à remplacer le sens, à tout ramener à l'agitation ? Faut-il dès lors accepter que la volition soit occultée au profit d'un acte dénué de tout contexte ? Quel message, quelle intelligence se cachent derrière l'image d'un président en baskets montant au pas de course les degrés du perron de l'Elysée ? Par quel artifice sommes-nous parvenus à croire qu'une succession de coups médiatiques déconnectés les uns des autres pouvait dispenser de présenter une vision dont la cohérence s'inscrirait dans la durée ? Lorsque le présent écrase tout sur son passage, lorsque l'action - sans comique mais avec beaucoup de répétitions - prime sur toute tentative de mise en perspective, alors oui, on sait de façon certaine que la bêtise a triomphé.
Dans ce monde "globalisé", le crétin planétaire à supplanté l'idiot du village. C'est dommage. Il faut parfois faire preuve d'une grande sagesse pour continuer de regarder le doigt de l'homme intelligent quand ce dernier montre la lune.
Jean-Marc, j'ai parfois la même impression que vous. Est-ce une dictature du présent, ou plutôt le manque d'ossature intellectuelle et morale de certaines de nos "élites"? A moins que nous ne vieillissions et devenions plus sensible à l'idiotie ambiante :)
Rédigé par : Marc | 11/04/2008 à 09:18
Bon... Un petit coup de nerf ? Vous savez, il n'y a rien de neuf là-dedans. La bêtise a toujours été la fuite la plus facile pour vivre sans effort.
Mais que j'aime votre façon de raconter tout ça !
Rédigé par : Fanny, à nos enfants | 13/04/2008 à 22:49
Oui... Je pense à mon nouveau chef qui, alors que je lui présentais il y a quelques petits mois un projet longuement mûri en détails, a fini par me dire : "vous savez, pour moi, il n'y a que l'action qui compte. Tout ça, c'est que des mots". J'ai tourné sept fois ma langue dans ma bouche pour ne pas lui répondre ; mais de fait, réfléchir avant d'agir, ça devient même politiquement incorrect... C'est quand la retraite? J'aimerais bien être vieille finalement...
Rédigé par : Traces | 02/05/2008 à 16:10
Ah la tyrannie du présent & de la performance ! Je souris. J'ai pendant près de 10 ans travaillé dans une entreprise où régnait la dictature du "quarter", comprendre le trimestre. Cela avait pris la forme d'un jeu : chaque début de trimestre, histoire de satisfaire aux attentes d'analystes financiers anonymes, on remettait les compteurs à zéro. On s'amusait aussi à se faire peur : plus nous approchions de la fin du trimestre, plus nous arborions des mines concentrées, tendues, fatiguées... Il fallait à tout prix donner l'impression que nous donnions tout pour "faire le quart' (prononcer "couarte")". S'il nous venait l'idée de traînasser à la machine à café ou de prendre un air détendu, nos chefs étaient là pour nous rappeler à l'ordre.
A titre personnel et dans un contexte professionnel, j'ai toujours considéré qu'il était important de fonctionner simultanément à 3 vitesses : au trimestre pour avoir le rythme [action], à l'année pour avoir la projection [le cadre dans lequel s'inscrit l'action], à trois ans pour la vision [la finalité]. Je dois concéder m'être souvent senti très seul avec cette drôle de vision. Trop souvent, je suis tombé en face de hiérarques qui sacrifiaient tout (le beurre, l'argent du beurre, le lait, la crémière et tutti quanti) à l'autel du court terme. Pour eux, tout était subordonné à l'action à effet immédiat. A périmètre constant, ils préféraient prendre 1M€ aujourd'hui plutôt que 5M€ le trimestre suivant. L'aberration économique en action ! La polarisation sur le trimestre en cours relevait chez ses gens-là de la névrose obsesionnelle. Et le drame, c'est qu'ils réussissaient. Eh oui... La technique était simple. Après avoir obtenu des résultats spectaculaires lors de leurs 4-6 trimestres de mandat - politique de terre brûlée oblige - ils allaient se vendre à l'extérieur au meilleur prix. " Vous avez vu ce que je suis parvenu à faire ? ", clamaient-ils ?
Autant dire qu'une fois partis sous d'autre cieux, ils laissaient derrière eux une situation souvent dramatique. Mais ils n'étaient plus là pour en porter le poids de la responsabilité et l'amnésie dont nous sommes collectivement frappés leur faisait office d'immunité.
Rédigé par : Jean-Marc à Traces | 02/05/2008 à 18:12