Un soir, alors que je me baladais sans but à la pointe du Bairro Alto, je me suis retrouvé sur un belvédère, un miradouro. L'or, toujours cet or qui fascine les coeurs et les esprits... Etant à Lisbonne, j'eusse préféré dire miratejo. Je trouve le mot plus chantant et plus approprié à l'esprit du lieu. Mais voilà, ce nom n'existe pas. Alors je le garde pour moi et le range dans le casier des vocables restant à inventer. Dans une autre vie peut-être connaîtront-ils meilleure fortune...
Appuyé à la main courante, en surplomb des toits de Cais do Sodré, le regard plonge vers l'ouest, là où les rives du fleuve se resserrent et où les eaux glissent à travers un dernier ombilic avant de se mélager à l'écume de l'océan. C'est l'appel au voyage, dont j'ai déjà pu me faire l'écho dans un autre billet.
Mais au-delà de la beauté du point de vue, ce qui fait le charme du belvédère de Santa Catarina, c'est la présence de la statue de l'Adamastor. Il est laid à outrance, avec ses yeux exorbités, sa face déformée en cours de pétrification et ses cheveux hirsutes.
L'Adamastor est ce monstre mythologique hideux popularisé par Luís de Camões dans son chant épique vantant l'épopée des marins portugais : les Lusiades. Il est de la même engeance que Charybde et Scylla. Comme eux, ils est monstrueux. Comme eux, il veille sur un passage clé : le détroit de Messine d'un côté, le cap de Bonne Espérance de l'autre. Comme dans l'Odyssée, il est cause d'effroi et de naufrages fracassants. Comme eux, il officie sur la vie et la mort.
Je trouve symptomatique que la statue d'Adamastor ait été placée sur un belvédère à l'endroit même où le Tage se rétrécit avant de se fondre dans les eaux du grand large. Certains d'entre vous ont pu railler par le passé ma propension à voir des images archaïques et à forte connotation sexuelle dans la façon dont certaines villes - et Lisbonne en particuier - épousent une topographie, à l'image d'une écriture à patte de souris sur les contours de nos désirs inassouvis. Pourtant. Pourquoi faut-il que des rochers pervers & monstrueux gardent des passages étroits ? Est-ce une manière d'avertir que les monts de Vénus ne sont pas tous des monts de bienvenue ? Pourquoi faut-il aussi que ce passage soit affaire de vie ou de mort ? Pourquoi faut-il enfin que les gardiens des côtes de Sicile aient été une épreuve pour Personne, l'un des pseudos d'Ulysse, quand, beaucoup plus à l'ouest, la statue d'Adamastor si situe à quelques enjambées de celle d'un grand amateur de pseudos, célèbres pour ses hétéronymes, un certain "Ferdinand Personne", traduction en français de Fernando Pessoa. Un aventurier & un poète. Seraient-ils les seuls à savoir se débarrasser des oripeaux d'une identité trop pesante pour mieux apprécier cette liberté que donne l'anonymat dans l'appréhension de l'essence du monde ? Les seuls à déjouer les magiciennes et les monstres ? Est-elle là la raison qui a poussé le jeune poète-aventurier Arthur Rimbaud à s'abîmer sur les terres du Moyen-Orient après avoir fait escale à Marseille ?
En 1492, Christophe Colomb accostait sur les rivages de l'Amérique pour la gloire d'Isabel de Castille et de Ferdinand d'Aragon. Quelques années plus tard, pour la couronne du Portugal cette fois, Vasco Da Gama ouvrait la route maritime des Indes en doublant victorieusement le Cap des Tempêtes, dès lors renommé Cap de Bonne Espérance.
L'histoire de deux dévoilements. Tous deux, marins d'exception, pensaient arriver aux Indes. Mais là où le premier découvrait en réalité l'Amérique, le second faisait renaître l'homérique.
Cher Jean Marc,
J'ai ri à cette phrase : "je me baladais sans but", parce que le "sans but" est pour moi inhérent à la balade...
Par ailleurs, je me demandais pourquoi introduire des possibibilités d'évaluation sur tes posts ? Aurais-tu besoin d'être évalué pour exister ?
"Et tout ce qui peut être évalué, ou bien n'a pas de valeur, ou bien représente le côté le plus extérieur et le moins précieux de l'objet qu'on évalue [...]".
Gustave Thibon (L'ignorance étoilée, p. 61 Fayard)
rires...
Rédigé par : Nathalie | 27/05/2008 à 08:25
Nathalie,
Ca fait plaisir de te revoir par ici. Je ne suis pas certain que toutes les balades soient sans but. Je connais des personnes âgées par exemple, qui font de leur balade un rituel précis. Elle a lieu à un certain jour, à une certaine heure ; elle dure un temps établi, emprunte un parcours sans surprise et inclut parfois des escales pré-définies.
La balade sans but, que nous pourrions écrire ba[l]lade en référence à son caractère poétique, fait partie des cadeaux de l'existence. Est-ce parce que je suis toujours pressé, systématiquement à courir derrière le temps qui passe et les choses en retard à traiter ? Toujours est-il que j'ai toujours pensé qu'une "balade sans but" était un moment d'éternité volé à l'enfer du temps séquencé.
Sur le thème de l'évaluation, j'aime beaucoup la citation que tu évoques et surtout le deuxième membre de la sentence. Alors, pourquoi je fais ça, me demandes-tu. Bah... J'en sais pas grand chose. Un peu parce que j'aime ces petites étoiles avec leur reflet en transparence. Aussi futile que cela puisse paraître, sache que c'est une des raisons qui font que je vais prochainement me porter acquéreur d'un Mac. C'est joli. Et d'un. Plus sérieusement, c'est peut-être aussi pour avoir idée de ce qui plaît le plus, même si je doute que je change ma "ligne éditoriale" en fonction de ce que révèleraient les notations... Quant au besoin d'être évalué, je crois avoir passé l'âge où cela peut encore revêtir de l'importance.
Bien à toi
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Nathalie | 27/05/2008 à 09:01
Jean-Marc,
c'est bien pour cette deuxième partie de phrase que j'ai choisi cette citation... elle n'est pas anodine... ...
Ensuite il va sans dire... il existe des balades de toutes formes c'était juste l'évocation personnelle d'un mot et finalement ce qu'il y a derrière pour un individu...
pour la "balade prédéfinie" j'aurais employé le terme promenade... Tout ceci n'est qu'un appréciation personnelle du sens des mots j'en conviens.. (sourires) et cette discussion, l'occasion de me balader avec toi ...reste que ceci me fait penser que derrière chaque mot chacun y dépose un imaginaire...
Rédigé par : Nathalie | 27/05/2008 à 15:52
Très beau moment de lecture que ce billet qui bruisse du bruit des vagues s'écrasant contre les rochers. J'aime vos interrogations et les parallèles - les ponts, même, devrais-je dire - que vous construisez entre les hommes et les légendes.
Rédigé par : Elseneur | 30/05/2008 à 14:32
Merci Elseneur pour votre joli & commentaire. Les ponts... Si vous regardez avec attention la photo du mirador Santa Catarina en contre-jour, vous verrez au loin le fameux pont du 25 avril. C'est une sorte de "Golden Gate" européen. Si vous l'empruntez -en direction du sud, donc- vous vous retrouvez en terre d'Alentejo (littéralement au-delà du Tage). C'est une terre merveilleuse où règnent en maîtres l'olivier et le chêne-liège. Les noms de villages sont le fruit d'un puissant métissage. Derrière la graphie latine se cachent les sons gutturaux de l'arabe : Albufeira, Monsarraz, Alcacer do Sal, Ourique... Puis ce sera l'Algarve, al-Gharb, l'ouest en arabe, où les amandiers et les cerisiers en fleur font oublier qu'en d'autres lieux, à ce moment-là de l'année, il y a de la neige.
Rédigé par : Jean-Marc à Elseneur | 01/06/2008 à 07:17