La semaine dernière, j'ai animé une formation pour le compte d'un client basé en Irlande. Le client en question avait décidé que la formation se ferait en résidentiel (ou en offsite pour sacrifier au franglais en vigueur dans de plus en plus d'entreprises). L'endroit choisi se situait au pied du mont Kippure, dans les hauteurs du comté de Wicklow, à quelques miles de Dublin. Comme nous sommes au joli mois de mai, de gros flocons jaunes étincelants de lumière s'étalaient sur les pentes fatiguées des collines de granit. Des genêts.
Nous nous trouvions au coeur des collines à des lieues du village le plus proche. Le soir, alors que la nuit n'en finissait pas de tomber, le moment était venu de partager des histoires une pinte de Guinness ou de Murphy à la main. Le barman nous a raconté avoir travaillé comme livreur de lait aux autour de Blessington. Bien sûr, il y a livreur et livreur. Lui, chaque matin, il déposait des casiers de 4 bouteilles devant les maisons de particuliers. Tout se déroulait pour le mieux jusqu'au jour où un particulier - accessoirement la patronne de la laiterie des environs - vint lui demander pourquoi la fois dernière il n'avait livré que 2 bouteilles au lieu des 4 habituelles. Avec un flegme exemplaire et bien qu'ayant la certitude d'avoir bien déposé un casier plein, il ne tenta pas d'argumenter. Il s'excusa, remplaça illico les 2 bouteilles manquantes et s'en alla, un rien décontenancé. Mais voilà que la scène se reproduisit les jours suivants : à chaque fois, deux bouteilles faisaient défaut. Le livreur voulut alors en avoir le coeur net. Le lendemain matin, après avoir déposé son panier de métal avec ses 4 bouteilles de lait devant la maison de la dame, il gara la camion dans un angle mort, se cacha derrière la haie d'arbustes de la maison d'en face et se mit à faire le guet. Au bout de quelques minutes, il vit s'approcher un renard. Après avoir vérifié que la voie était libre, ce dernier se dirigea vers les bouteilles de lait. D'un coup de dent incisif, le renard décapsula une bouteille, s'en saisit dans sa gueule et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, il s'enfuit avec le fruit de son larcin. Quelques secondes plus tard, le renard se présenta à nouveau et le même manège se reproduisit. Puis, il ne revint pas.
Voilà. Le laitier savait désormais à quoi s'en tenir. Alors comme dans le Petit Prince, le livreur apprivoisa le renard. En l'espace de quelques semaines, l'homme et l'animal apprirent à se reconnaître. Bientôt, ils surent se voir avec le coeur. A partir de ce moment, chaque matin, dès que le livreur arrivait avec son camion devant la maison de la patronne, le renard sortait de sa cachette. Il attendait que le livreur se fût acquitté de sa tâche. Puis, il s'approchait de lui. Le livreur, déposait alors 2 bouteilles déjà ouvertes à l'attention du renard. Il reculait alors de quelques pas, puis s'accroupissait. Le renard s'approchait, s'immobilisait un court instant, puis se saisissait d'une bouteille et s'en allait. Il reviendrait plus tard faire un sort à la deuxième bouteille.
La soirée continua avec d'autres histoires de gens et d'animaux. Puis, il fallut nous quitter. Dehors, la nuit s'était installée sans conviction. Sur la crête arrondie et arasée de la colline qui nous faisait face, l'ombre d'une harde de cerfs se déplaçait avec lenteur. L'éclat de la lune laissait espérer la possibilité d'un croisement de regard.
Le lendemain, le soleil était resplendissant. L'air était frais ; un vent froid soufflait en rafales. La beauté éclatante des massifs de genêts me rappela un épisode étrange de la Bible mettant en scène le prophète Elie. En fuyant la cruauté de Jézabel, Elie se retrouve dans le désert. Il y aperçoit un genêt et trouve que l'endroit est bon pour s'assoir et se laisser mourir de désespoir. Mais la mort lui est refusée, par une voix (un ange ?) l'avertissant du passage imminent du Créateur. Elie assistera alors tour à tour à un ouragan, à un séisme, puis à un feu. Mais il est dit que Dieu n'était dans aucune de ces manifestations. Il entendit alors "le bruit d'une brise légère" (1R 19 12).
Là, le texte ne dit plus rien. Mais Elie sut qu'il était temps de se relever, de se voiler et de se remettre en marche. La présence du divin serait-elle, comme le suggère Sylvie Germain dans les Echos du silence plus dans les courants d'air que dans les expressions tonitruantes de débordement ou de fracas ?
Bientôt, ce sera l'été. Les genêts seront fanés sur les hauteurs de Wicklow. L'automne viendra, drapé de ses brumes envoûtantes et équivoques. Les pentes basculeront au pourpre. Le règne de la bruyère sera venu.
Auriez-vous une belle histoire à me raconter dans un décor saturé de bruyères ?
Waouw ! Quelle histoire ! Il pourrait en faire un conte pour enfants !
Rédigé par : Wawaa | 18/05/2008 à 11:11
Oui ! Cela fait partie des menus plaisirs de l'Irlande. Tout le monde y est un peu barde, un peu magicien ou sorcier. Les souvenirs y côtoient le présent avec élégance & poésie.
Suivez mon nom sous ce commentaire et cliquez sans vergogne dessus. Vous vous trouverez au coeur de Dublin. Sans Joyce, mais avec de nouvelles histoires.
Rédigé par : Jean-Marc à Wawaa | 18/05/2008 à 11:30
Voilà un goupil à la hauteur de sa réputation ! Très belle histoire, joliment racontée. Merci
Un rebond, Saint Ex, toujours :
http://voirouregarder.typepad.com/voirouregarder/2008/05/les-huit-pigeon.html#comment-114747176
Rédigé par : Traces | 19/05/2008 à 17:42
Je vous cite, Traces :
" - Que faut-il faire? dit le pigeon.
- Il faut être très patient, répondit l'homme. Tu t'assoiras d'abord un peu loin de moi, comme ça, sur une marche. Je te regarderai du coin de l'œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t'asseoir un peu plus près... "
C'est admirable.
Oui, les mots sont source de malentendus, mais jamais la distance que nous mettons entre nos corps.
Quant à s'asseoir, c'est tout un art. Si vous cliquez sur mon nom, vous en saurez plus...
Au plaisir de glisser mes pas dans vos... Traces
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Traces | 19/05/2008 à 20:05
Oui, Saint Exupéry est admirable. Je n'ai fait que remplacer le petit prince et le renard par le pigeon et l'homme photographiés par Véronique.
Nous sommes tous des passeurs de mots qui tâchent de se sentir bien dans leur assiette.
A suivre sur votre billet savoir s'asseoir.
Rédigé par : Traces | 19/05/2008 à 21:28
Je connais un superbe endroit : le dernier plateau ardéchois avant la Lozère, saturé de bruyère en été, et de genêts odorants au printemps (toujours tardif).
(Vos récits sont toujours aussi agréables à lire !)
Rédigé par : Valérie | 25/05/2008 à 20:02
Oui, Valérie.
C'est un endroit que j'aime beaucoup en effet. Quand je remonte du sud-est vers Paris en voiture et comme j'ai une sainte détestation de l'autoroute, je prends sytématiquement des chemins de traverse . Il y en a deux que j'affectionne tout particulièrement. Le premier est celui qui emprunte les traces de Jean Giono dans la montagne de Lure au nord de Manosque. Le deuxième est la remontée du cours de l'Ardèche de son embouchure dans le Rhône à quelques kilomètres de Pont-Saint-Esprit jusqu'à sa source au pied de ce haut plateau que vous mentionnez. Arrivé là-haut, c'est pur ravissement. L'air y est d'une pureté exquise et j'avais pu y noter la présence de genêts à la fin du printemps.
Je suis heureux de voir que Petite fille rentre en 6ème.
Bien à vous
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Valérie | 27/05/2008 à 08:37
Joann Sfar a sorti aujourd'hui sa nouvelle version du Petit Prince; à ne surtout pas rater....
Rédigé par : Arthémisia | 18/09/2008 à 22:20
Merci pour ton passage et ton rappel Arthémisia.
Après le chat du rabbin, le renard du désert ?
Rédigé par : Jean-Marc à Arthémisia | 18/09/2008 à 23:21