Voici 200 ans, jour pour jour, le peuple de Madrid se soulevait contre les troupes d'occupation françaises. Dos de Mayo. Ce fut un jour de colère, comme le souligne Arturo Pérez-Reverte dans son dernier livre éponyme. Rien d'un élan nationaliste, juste une réaction populaire spontanée pour rabattre le caquet à ces prétentieux de gabachos (terme péjoratif désignant les Français) baladant leur mépris dans leurs beaux uniformes de conquérants. L'éveil nationaliste, il viendrait en son temps, le lendemain très précisément -le 3 mai 1808- après que Murat et ses troupes eurent, en guise de représailles, fusillé nombre d'émeutiers véritables ou présumés .
Les 2 et 3 mai... Deux dates terribles immortalisées par Francisco Goya dans deux tableaux dépeignant l'horreur éternelle de la guerre.
A chaque fois que mon regard croise l'image de l'un de ces tableaux et surtout le "3 de Mayo", j'éprouve toujours un malaise profond. C'est plus fort que moi : je dois détourner mon regard et baisser les yeux. Je souffre de savoir que les corps anonymes engoncés dans les vareuses militaires, ces corps pointant leur fusil sur la poitrine dénudée de l'homme au visage basané et aux yeux exorbités, ces visages que le peintre a voulu tenir cachés, ces doigts qui appuieront bientôt sur la gachette, ces bouches que j'imagine haletantes appartiennent à des compatriotes. Ces machines à distribuer la mort, ce sont des soldats français.
C'est précisément ce qui m'est arrivé il y a tout juste deux jours en allant à l'exposition "Goya graveur" au Petit Palais. A peine avais-je quitté le hall gorgé de lumière à l'entrée et m'étais-je engagé dans l'ombilic obscur conduisant à l'exposition, que je fus littéralement assailli par l'image du 3 de Mayo. Le fait que ce fût une reproduction n'y fit rien. Pire, le choc fut d'autant plus violent que j'étais venu pour voir des estampes et que je ne m'attendais pas à voir ce tableau ici.
Je me préparai alors à ressentir à nouveau cette suffocation qui m'avait accablé un an plus tôt dans les couloirs du Prado. Ce ne fut pas le cas.
La première salle était consacrée aux Caprichos (les Caprices), un recueil de plus de 80 estampes où alternent des scènes de la rue peuplées de jolies prostituées et de michetons stupides, de célestines et de mères maquerelles, mais aussi de morts s'extrayant de leur tombe, de dames de haut lignage prêtes à toutes les bassesses, d'un bestiaire d'ânes savants et de chouettes inquiétantes, de bouffons, de vieilles chipies, d'épouvantails, de chauve-souris venues peupler nos esprits ensommeillés... Je fus étourdi par cet excès de fantaisie sans bride et même si l'angoisse pointait toujours sa face hideuse, même si le cauchemar semblait nous attendre au bout du chemin, je m'attendris devant la joliesse de certaines scènes et allai jusqu'à sourire à l'humour de Goya, aussi corrosif que l'acide nitrique sur la plaque de cuivre où il dessinait en creux ses personnages.
Les choses devaient se compliquer quand je m'engageai dans la salle dédiée aux Désastres de la guerre. Tout y était : exécutions sommaires, corps atrocement mutilés, viols, amputations, émasculations, pendaisons, rapines, vengeances odieuses. Je compris alors que les corps à corps obscènes d'Otto Dix, de George Grosz, de Walter Gramatté, de Ludwig Meidner ou de Max Beckmann pendant et après la première guerre mondiale n'étaient que le bégaiement, la répétition hallucinée de ce que Goya avait déjà représenté 100 ans avant eux. L'horreur manque décidément cruellement d'imagination.
Quelques détails pourtant frappèrent mon imagination. Contrairement à ses descendants de l'école expressionniste allemande qui semblaient jubiler à exhiber la lumière sadique dans le regard du soldat écartant les cuisses de la femme qu'il s'apprête à violer, Goya peine à représenter le visage du bourreau. Autant il excelle pour rendre l'horreur sur le visage de la victime, autant il "préserve" le bourreau. Est-ce l'effet d'une pudeur subite ou de je ne sais quelle réserve soudaine ? Goya évite souvent de montrer l'ange exterminateur. Pourtant, même absent, il est bien là ; il se cache derrière un symbole de la mort qu'il va donner.
Dans l'eau-forte No se puede mirar (on ne peut pas regarder) ci-contre, les soldats sont invisibles. D'eux, on ne voit que l'extrémité des fusils pointés vers les condamnés : les baïonnettes. Elles sont au nombre de 8. Ces détails sont ils fortuits ? J'y ai vu un rappel de la ville de Bayonne où la famille royale espagnole était tenue emprisonnée par l'Empereur. Quant au chiffre 8, il m'a suggéré le décret que Murat avait imposé aux autorités espagnoles une fois maté le soulèvement du 2 mai :
Je continue mon chemin. Dans la salle suivante sont exposées des estampes du recueil Tauromaquia (Tauromachie). Le spectacle -parfois non dénué de cocasse- du combat entre l'homme et l'animal me détend.
C'est une respiration de courte durée. Vient ensuite l'exposition des Disparates, les incongruïtés. Cette fois-ci, le choc émotionnel est auditif. Car, "disparate" se prononce comme "disparad" et disparad, cela veut dire littéralement : " Tirez ! "
Dans le guide que la Bibliothèque Nationale Espagnole (BNE) consacre actuellement à l'exposition Miradas sobre la Guerra de Indepencia, une lecture attentive permet de trouver cette consigne de l'Empereur à l'attention de Murat :
" Si la canalla se mueve, disparad. " (Si la canaille bouge, tirez.)
La fin de l'exposition Goya graveur renvoie au temps de l'exil bordelais. Les fureurs de la guerre se sont apaisées, mais l'oeuvre du peintre reste toujours empreinte d'une amertume incurable. Témoins, ses caricatures, dessins outrés où reviennent en puissance les esprits (duendes) qui hantaient les Caprichos. Je suis saisi par une étrangeté. Le titre du recueil est écrit avec deux "R" : car[r]icatures.
Là, c'est l'origine italienne du mot qui me revient à l'esprit : caricare, charger, caricatura, charge.
Charger, tirer...
Le 2 mai 1808 à Madrid, le peuple s'est levé. Les armées de la France impériale l'ont abattu.
Debout, chargez, tirez, couché.
Pesadilla.
Mala noche.
Cher Jean-Marc,
Impressionnée par la force de ton billet, je me dis toujours que c’est bien l’art de la « repésentation », de l’interprétation graphique qui peut aller le plus loin ! Sans avoir encore vu l’exposition du Petit Palais, je sais que comme toi je n’en sortirai pas indemne. Je me dis d’abord que ce sont les sujets qui vont me bouleverser, puis que c’est le cadrage le plus signifiant (exemple : les 8 baïonnettes) puis que c’est l’angle choisi (lorsqu'il se met face aux condamnés) puis que c’est le moment représenté : l’image arrêtée dans le temps, la lumière enfin et puis je ne sais plus. Avant l’invention du document photographique lié au temps lui aussi, témoignage interprété mais forcément différemment, face aux événements tragiques, car les temps de la cruauté n’ont pas disparu, il y a ce regard impitoyable de Goya (qui n'évite pourtant pas ce texte paradoxal "No se puede mirar"). On te suivra bien sûr dans ces pages de notre Histoire…Bien à toi, Ghislaine.
Rédigé par : Ghislaine | 08/05/2008 à 18:43
Chère Ghislaine,
Cadrage, angle, moment, image arrêtée, lumière, l'énergie tellurique de Goya... A moi de te suivre, dans ce qui ressemble fort au "storyboard" d'un film qui reste à tourner. Napoléon est serait le scénariste, ses maréchaux & le peuple d'Espagne en seraient les personnages principaux, Goya y jouerait le rôle de directeur... Maintenant, dis-moi Ghislaine, qui ferait le montage de toutes ces scènes, une fois "shootées" ;-D ?
Bien à toi
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Ghislaine | 11/05/2008 à 16:20
Cher Jean-Marc,
On aurait alors besoin d’enregistrer pour ce film, en auditorium, ce qu’on appelle « une voix intérieure », comme il en existe souvent dans certains longs-métrages, lorsque l’image se doit d’être soulignée par une sorte de confidence complice que seul le son peut transmettre. Et qui alors écrirait ce texte et qui pourait enregistrer la voix de Goya qui saisirait le spectateur et laisserait alors des traces dans sa mémoire ?
J-M ?
Bien à toi. Ghislaine.
Rédigé par : Ghislaine | 12/05/2008 à 20:03
Ah Ghislaine... Toujours aussi délicate !
Figure-toi que pas plus tard qu'hier, j'ai assisté au centre Beaubourd à la projection des 3 épisodes de "la Beauté de la beauté" que Kiju Yoshida a consacrés à Goya.
Entendre une voix off commenter en japonais les oeuvres de Goya a quelque chose de tellement improbable que cela confine à l'ineffable.
Pourtant, l'aspérité de la langue était contre-balancée par la belle tonalité de la voix. De l'ensemble, il se dégageait une étrange harmonie un rien cotonneuse.
Correspondance équivoque, mais très plaisante à vrai dire.
Bien à toi
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Ghislaine | 19/05/2008 à 23:28