Pour je ne sais quelle raison, parmi les requêtes Google pointant sur mon blog, il en est une qui m'a toujours particulièrement intrigué : "le baroque dans le Guépard de Tomasi di Lampedusa". Profitant d'une nuit sans sommeil lors du vol de retour de Chicago, j'ai lu le roman dans sa traduction en français de Jean-Paul Manganaro. Il s'agit à n'en pas douter d'une allégorie somptueuse sur les liens entremêlés de la mort et de la beauté. La scène finale du film éponyme de Luchino Visconti est un grand bal donné par un autre grand aristocrate sicilien. Le Guépard, ou encore le vieux prince Fabrizio Salina joué par Burt Lancaster, y fait danser sa ravissante belle-fille, Angelica alias Claudia Cadinale. Les virevoltes de la valse ont fait tourner la tête du prince Salina. Après l'exaltation et le trouble procurés par la proximité du corps de la femme - et quelle femme ! - le prince s'éclipse dans la bibliothèque de son hôte. Il y découvre un tableau de Jean-Baptiste Greuze bizarrement appelé La Mort du Juste dans le roman. D'habitude, il est appelé le Fils Puni.
Don Fabrizio se laisse à aller à la méditation. Là encore, les images s'embrouillent puisque la beauté de la chair féminine avoisine la laideur de la mort. "Les jeunes filles étaient jolies, provocantes, le désordre de leurs vêtements suggérait plutôt le libertinage que la douleur ; on comprenait tout de suite qu'elles étaient le véritable sujet du tableau". Quelques pages plus loin, il est troublé dans sa rêverie par l'entrée inopinée de son fils adoptif, Tancredi, joué par Alain Delon. "Mais qu'est-ce que tu regardes", lui demande-t-il. "Tu courtises la mort ?"
La mort. Elle surviendra à son heure pour Don Fabrizio.
Pourtant, le roman ne s'arrête pas là. Pendant une vingtaine de pages, l'auteur décrit les évolutions de la propriété après la disparition du patriarche. Dans la dernière page, il nous décrit l'agonie du chien de Don Fabrizio, Bendicò. Et là, soudain, Lampedusa nous livre une image étonnante :
" Quelques minutes plus tard, ce qui restait de Bendicò fut jeté dans un coin de la cour : au cours de son vol par la fenêtre sa forme se recomposa un instant : on aurait pu voir danser dans l'air un quadrupède aux longues moustaches et la patte droite antérieure semblait lancer une imprécation. Puis tout s'apaisa dans un petit tas de poussière livide. "
FIN.
La scène est baroque à souhait. Voire. Offrir dans le dernier paragraphe une anamorphose où la vie et la mort s'entrelacent dans une étreinte symbolisant le temps aboli, c'est du grand art. Mais ce n'est qu'en refermant le livre, que je pus apprécier la portée hallucinogène de cette image. Je fus saisi par une drôle d'intuition. Avec fébrilité, je me retournai vivement vers l'observation du Fils Puni de Greuze. Et ce fut la révélation. Dans la partie inférieur du tableau, il y a un chien en train de quitter la salle.
Et si, dans un dernier clin d'oeil, Tomasi di Lampedusa avait voulu signifier que, si les femmes sont le sujet principal du tableau de Greuze, le personnage principal du roman était le chien Bendicò ?
Splendide, Jean-Marc. Je vous mets en lien la photo du Prince regardant le tableau de Greuze.
Amicizia da Capicorsu
Anghjula
PS Pas complètement convaincue par la traduction de Manganaro...
Rédigé par : Angèle Paoli | 03/10/2008 à 12:30
Magnifique ! Mais comment êtes-vous parvenue à récupérer cette image saisissante, Anghjula ?
Quant à la traduction de Manganaro, qu'est-ce qui vous soucie ?
Amicizia
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Angèle Paoli | 03/10/2008 à 20:00
Cet écrit m'a permis de remarquer un élément extrêmement intéressant : le chien sur la toile de Greuze et tout ce qu'on peut en dire avec la partie VII.
Pour répondre à la question de votre conclusion : Lampédusa à remis avant sa mort une lettre à son fils dans laquelle il parle de son unique roman. Dedans, il révèle, qu'effectivement Bendico est le personnage principal. Celle-ci se trouve à la fin de l'oeuvre d'ailleurs.
Rédigé par : Déchetterie | 10/10/2008 à 01:52
Ceci ressemble à un jeu d'énigmes croisées... Quel est cet "élément extrêmement intéressant" que vous avez découvert à la lecture du billet ? Quant à la lettre de Lampedusa, remise à son fils à titre posthume, savez-vous si elle est d'accès public ? Si oui, pouvez-vous m'indiquer où je peux en lire le contenu ?
Par avance, je vous remercie.
Rédigé par : Jean-Marc à Déchetterie | 10/10/2008 à 12:35
Étude très intéressante, mais néanmoins, j'aimerais souligner le fait que Bendico est mort bien des années avant le Prince (dans le livre si l'on suit les faits chronologiques Bendico est mort en 1865 et Le Prince en 1883), malgré tout je pense que l'on peut faire allusion à Bendico dans le tableau de Greuze mais peut être pas celle d'un simple clin d'œil lequel je ne sais pas encore je vais y réfléchir. Cordialement Charlène.
Rédigé par : Charlene | 12/10/2008 à 16:04
Alors, serait-ce la silhouette empaillée du chien qui reprend fulgurance et vie dans son vol de bon débarras dans les airs ?
Rédigé par : Jean-Marc à Charlene | 12/10/2008 à 20:37