En relisant hier l'histoire du Minotaure, je fus frappé de découvrir un sens inattendu, un chemin de traverse serpentant en parallèle à l'interprétation usuelle du parcours initiatique. J'aurais tout aussi bien pu appeler ce papier "coups bas entre amis" ou "perfidies de proximité". Car, qu'on se le dise une fois pour toutes, dans cette histoire à dormir debout, nul n'est épargné, nul n'a les mains propres. Tout le monde est coupable et porte sur ses mains un sang coupable.
Tout commence avec un geste d'une sublime arrogance. Minos, roi de Crète ou Candia, veut du grandiose. Il s'en ouvre à Poséïdon, le dieu qui gouverne les mers. Ce dernier lui fait don d'un taureau blanc fabuleux, contre la parole donnée par Minos de le sacrifier après un certain délai. Mais voilà. Ce taureau est trop beau, trop merveilleux. Minos ne sera pas capable de tenir parole. Pour donner le change, il livrera en holocauste un taureau de son troupeau et gardera le bel animal blanc, vivant, près de lui. Parjure doublé de tromperie.
Pasiphaë, femme de Minos et mère de leurs 6 enfants - 3 filles dont la belle Ariane et trois garçons - s'éprend du taureau. Elle se fait confectionner un accoutrement de vache pour séduire l'animal blanc. Victime de l'illusion, le taureau fabuleux culbutera la reine. De cette union naîtra un être mi-homme, mi-bête, un bipède à face taurine, le minotaure. Tromperie au service d'une liaison zoophile et adultérine.
La suite, vous la connaissez. Il faut d'abord cacher le fruit de ces amours contre-nature. L'architecte Dédale construira donc le labyrinthe. Il faut aussi nourrir la créature. Les Crétois exigeront des Athéniens qu'ils livrent 7 jeunes garçons et 7 jeunes filles pour apaiser le minotaure. Thésée, un jeune fougueux, fait promesse de tuer le monstre. A cette annonce, son père, Egée, est dévasté. Résigné, il lui demande pour seule faveur de faire hisser des voiles blanches en cas de succès de la démarche. Pour l'heure, ce seront des voiles noires qui seront utilisées, en symbole de cette mort effroyable pomise au groupe de jeunes sacrifiés. Thésée s'est glissé parmi eux.
Débarqué sur les rivages de Crète, il croise Ariane. Cette dernière tombe amoureuse du bel Athénien. Informée des dessins du jeune homme venu pour tuer son demi-frère, elle lui fait don d'une hache à double-face et d'une pelote de laine. Complicité de meurtre avec préméditation.
Thésée est beau. Thésée est courageux aussi. Il s'engouffre dans les ténèbres du labyrinthe et va jusqu'en son centre où se tient le minotaure. Avec l'arme qu'Ariane lui a offerte, il tue le minotaure. Avec le fil de la pelote, il retrouvera le chemin du retour à la lumière.
Vainqueur éblouissant, ivre de la lumière retrouvée, Thésée se livre à un rite parfaitement dionysiaque. Il danse. Jouissant de lui-même et de sa toute puissance, il n'a pas le moindre égard pour celle qui a accepté de devenir fratricide en armant son bras. Coupable ingratitude.
Thésée navigue maintenant vers sa patrie. Tout à son ivresse, il aura oublié de veiller au changement de voiles. Quand son navire croisera au large d'Athènes avant d'accoster au Pirée, c'est avec des voiles noires. Devant ce signe d'insuccès, le père de Thésée sombre d'abord dans le désespoir avant de se noyer dans l'onde. Piètre consolation : les flots qui recueillent le corps du père porteront son nom. La mer Egée vient de naître. Une mort en forme de baptême, voilà bien le forfait du fils. Un parricide par inadvertance. Mais pour quelle re-naissance ?
Que retenir en définitive de cette histoire aux multiples rebondissements ? Que le seul être pur de toute souillure serait le minotaure ? Fruit de l'accouplement entre une princesse solaire et un animal à la turgescence fabuleuse, son unique tare serait sa double incarnation et son appétit démesuré de chair humaine. Mi-femme, mi taureau. Né dual, il mourra d'un duel. Conséquence d'un entrelacs de duplicités en série, le minotaure meurt sous les coups de la hache à double tranchant donnée à Thésée par sa demi-soeur Ariane. Quant au héros de cette étonnante aventure, j'ai nommé Thésée, il est lui aussi victime de la dualité - voiles blanches, voiles noires - et de son inconséquence.
Alors de quelle initiation s'agit-il ? Des meurtriers s'entre-déchirent autour de l'effigie d'un monstre. De quelle révélation parlons-nous ? Thésée censément purifié par le meurtre enténébré de la bête hideuse, ne devient-il pas insupportable dès son retour à la lumière éclatante du jour ?
Décidément, je ne parviens pas à comprendre le sens de cette étrange histoire. Et puis tant pis. Car dans cette saga mythologique, c'est au Minotaure que va ma tendresse.
Est-ce cette même tendresse que Picasso exprime avec son "minotaure caressant du mufle la main d'une dormeuse" ?
Thésée se livrant à un rite dionysiaque, c'est plutôt ironique quand on sait que c'est Dionysos qui épouse une Ariane lâchement abandonnée par le vainqueur du Minotaure tandis qu'elle dormait sereinement...
Je suis bien d'accord avec vous quand vous renversez les valeurs, en présentant le Minotaure comme l'être finalement le plus innocent de ce mythe. Il représente la part d'animalité que chaque homme porte en lui et cherche vainement à annihiler. Cette part "impure" de nous-mêmes qui a pris divers traits selon les époques, du dragon de Saint Georges à Moby Dick.
Rédigé par : Elseneur | 22/07/2008 à 13:38
Merci Elseneur de m'avoir rappelé l'irruption du Dionysos aux côtés de la belle endormie.
Catulle parle de cette entrée en scène. Et de quelle façon !
"On voyait Bacchus, brillant d'une éternelle jeunesse, voltiger au milieu d'un choeur de Satyres et de Silènes. Il te cherche, Ariadne, car son cœur brûle d'amour pour toi. Les compagnons du dieu, ivres d'un saint délire, courent de tous côtés chantant : Evoé Evoé ! et bondissent en secouant leurs têtes. Les uns agitent des thyrses ornés de lierre ; les autres arrachent les membres palpitants d'un jeune taureau ; ceux-ci ceignent leurs corps de serpents entrelacés ; ceux-là, portant les corbeilles mystiques, célèbrent les orgies dont la vue est interdite aux profanes. Ici, le tambourin retentit sous la main qui l'élève et le frappe ; là, l'airain poli des cymbales rend un son clair et perçant."
Catulle, Poésies, LXIV
Terrible révélation ! Quels sont ces membres de taureau encore palpitants ? Faudra-t-il, Ariane, qu'abandonnée par l'homme qui a tué ton demi-frère à face de taureau, tu te donnes au dieu qui l'aura déchiqueté ?
Rédigé par : Jean-Marc à Elseneur | 23/07/2008 à 10:07