Imaginez un peu la situation. Vous vous êtes morfondue dans l'attente du retour de l'être aimé, parti à la guerre. Vous vous êtes consacrée corps et âme à votre fils. Vous l'avez vu grandir. Vous avez assisté, admirative, à la transformation des lignes de son corps. Vous avez épié les changements dans la tonalité et la profondeur de sa voix. Pour meubler votre attente, vous avez donné le sein à une jeune fille des environs. En offrant votre poitrine à cette enfant, vous avez donné symboliquement une soeur à votre fils.
Vingt années d'attente angoissée se sont écoulées. Dans votre maison, de ravissants jeunes hommes se sont installés. Ils n'ont qu'un désir : vous voir succomber à leurs avances empressées. Vous résistez. Alors, pour tromper leur attente déçue, ils s'adonnent aux jeux de l'amour avec les servantes. Ce ne sont que rires, baisers, ripailles, jeux. Votre fille de lait vole d'un bras à l'autre, toute à l'ivresse de sa découverte des plaisirs de la chair. Votre fils, lui, semble bouder ces élans.
Et puis voilà qu'un inconnu affublé en mendiant déboule chez vous sans crier gare. Il réclame l'hospitalité avec autorité. En moins de 24 heures, il sème la mort et la désolation dans votre logis. Il massacre tous ceux qui vous courtisaient. Pire ! Il entraîne votre fils dans cette orgie de sang en le sommant de tuer les servantes. Ce dernier s'exécute et exécute sans barguigner. Il pousse même l'obéissance à son comble d'ignominie en choisissant pour les jeunes femmes une mort odieuse : la pendaison.
Leur forfait accompli, le mendiant se présente à vous. L'inconnu décline son identité ; il affirme être votre époux. Après une partie de fleuret moucheté pour valider qu'il s'agit bien de l'homme qui vous a laissé il y a 20 ans pour partir à la guerre, vous vous donnez à lui pour une longue étreinte qui durera toute la nuit.
Est-ce bien raisonnable ? Quelle femme ouvrira le cercle de ses bras à un homme qui aurait massacré plus de 100 personnes sous son toit (108 exactement), fût-il son mari ? Quelle femme supportera l'idée que son fils unique tue sans coup férir une cinquantaine de servantes, parmi lesquelles sa soeur de lait ?
C'est pourtant là l'histoire du retour d'Ulysse à Ithaque. Il extermine les prétendants et entraîne Télémaque à tuer les servantes, au nombre desquelles figure Mélantho, la "perle noire" à qui Pénélope a généreusement offert son sein et son amour de mère.
Pourtant, je n'entends pas remettre en cause ce qui est écrit. Je veux croire que Pénélope et Ulysse se sont aimés d'un amour vrai et que leur étreinte se sera prolongée jusqu'au petit matin.
Mais voilà. Pénélope est une taiseuse. Elle est rusée aussi, tout comme son Ulysse. Il y aurait donc des passages manquants, volontairement tus. D'abord, il me semble que par fidélité à la parole de son homme, Pénélope a été infidèle. Ulysse revient après 20 années d'absence. Le fils de leur union, Télémaque a donc au moins 19 ans lors du retour de son père. Comme rien ne dit qu'il est glabre, il doit porter barbe. Or, depuis que Télémaque a du poil aux joues, Pénélope est affranchie de l'obligation de fidélité prononcée au moment du départ d'Ulysse pour Troie. J'imagine que Pénélope, experte dans l'utilisation de la navette, aura goûté au plaisir de chair avec chacun des prétendants. En s'offrant à chacun d'eux, elle s'épargnait la triste obligation de jeter son dévolu sur l'un en particulier. De retour de la guerre, Ulysse traîne trop sur les flots ou dans des bras ensorcelants. Il trompe Pénélope. Elle le trompe. Nul n'est dupe. Sans mot dire, les époux savent qu'il vaut mieux s'épargner mutuellement des tracas inutiles. Vivants, les prétendants ajouteraient trop de variantes au récit, l'emberlificoteraient. Alors Ulysse, qui aura été reconnu immediatement par sa femme avant même d'avoir franchi l'huis, devra s'acquitter de cette sinistre obligation de tuer ceux qui auront aidé son épouse à tromper l'ennui d'Ithaque. Pénélope infidèle... Cette idée est aussi au coeur de Naissance de l'Odyssée de Jean Giono.
Quant au deuxième secret, il touche à Mélantho, la fille de lait. Pénélope ne pourrait pas se faire à l'idée qu'elle soit pendue et a fortiori des mains de son propre fils. J'imagine, à l'image de l'hypothèse émise par Annie Leclerc dans Toi, Pénélope que la reine d'Ithaque l'aura cachée en un lieu connu d'elle seule.
Pour que l'amour soit plein, Pénélope doit tromper Ulysse et Ulysse doit faire taire les prétendants. Fidèle, Pénélope serait toute rancoeur. Elle trompe Ulysse donc. Dans sa chair et par sa malice. Avec ses lèvres, toujours, quand elle embrasse d'autres bouches comme quand elle se tait et préserve ses secrets.
Homère lui-même ne nous prévient-il pas en nous laissant entendre qu'en matière de ruse, de mètis, le subtil Ulysse ne connaît qu'un maître : son épouse Pénélope ?
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PS - Un immense merci pour Hélène de m'avoir fait découvrir Toi, Pénélope. Je me suis régalé à la lecture de ce petit livre.
Crédit iconographique : Ulysse et Pénélope de Miguel Escrihuela.
Si tout était aussi "simple" que la fidélité, nous n'aurions pas de tragédies grecques, ni....... de pièces de boulevard. Où serions nous, nous mêmes ?
Rédigé par : Arthémisia | 01/09/2008 à 21:34
L'omission [volontaire ?] des traits d'union dans ta question n'est-elle pas la réponse ?
Rédigé par : Jean-Marc à Arthémisia | 01/09/2008 à 22:14
Je crains que l'orthographe ne soit un jeu très dangereux...
"Où, serions-nous, nous-mêmes?"
"Ou ...serions-nous, nous-mêmes?"
Rédigé par : Arthémisia | 01/09/2008 à 22:30
Un accent présent ou omis et c'est le rythme de la phrase qui bascule. Sans meme parler de son sens. Une brise légère qui caresse nos oreilles, et nous voilà prêts à tous les malentendus. Oui, le jeu est dangereux. Mais n'est-il pas grisant ?
Rédigé par : Jean-Marc à Arthémisia | 01/09/2008 à 22:38
Je suis sincèrement ravie de vous avoir fait découvrir Annie Leclerc.
Sa bibliographie mérite vraiment, vraiment que l'on s'y attarde.
Contemporaine de Simone de Beauvoir, qu'elle a rencontrée, elle tient de l'émancipation des femmes un tout autre discours, plus "jouissif" et moins combatif - "Parole de femmes" est un enchantement -
J'ai connu cette auteure grâce à l'excellent ouvrage que Nancy Huston a écrit à son sujet, au nom de l'amitié qui les unissait et juste après la disparition de la philosophe - "Passions d'Annie Leclerc" Ed. Actes Sud
Rédigé par : Hélène Wolff-Eugene | 01/09/2008 à 22:39
D'une femme à l'autre. D'un enchantement à l'autre. Nancy Huston : "L'espèce fabulatrice". Avez-vous eu la chance de lire ce petit ouvrage, tout de sensibilité et d'intelligence ?
Rédigé par : Jean-Marc à Hélène Wolff-Eugene | 02/09/2008 à 22:01
Je n'ai pas lu l'ouvrage de Nancy Huston que vous citez... IL vient d'être placé en tête de mes prochains achats de livres - à ce sujet, j'ai été impressionné par un autre petit ouvrage de cette auteure, hommage à Samuel Beckett (autre écrivain dont je suis une inconditionnelle...) "Limbes/Limbo" - il est rédigé en version bilingue - d'illeurs, il y aurait beaucoup à dire sur ces auteurs qui rédigent en deux langues -
Rédigé par : Hélène Wolff-Eugene | 08/09/2008 à 10:00
Oui... Beaucoup à dire en effet sur ces auteur(e)s qui ont embrassé plusieurs idiomes.
Savez-vous qu'Erri de Luca, écrivain que j'affectionne tout particulièrement, utilise trois langues pour communiquer ? Il y a le napolitain (langue de la mère) pour la correpondance intime et amoureuse. Il y a l'italien (langue du père) pour échanger avec le plus grand nombre. C'est notamment dans cette langue qu'il écrit. Enfin, il y a l'hébreu, la langue de l'Eternel. Celle-là, il ne l'utilise que pour dialoguer avec Lui.
Rédigé par : Jean-Marc à Hélène Wolff-Eugene | 08/09/2008 à 20:08
Attendre pendant 20 ans, quand l'espérance de vie n'était que de... ? Nous nous méfions des mensonges et cherchons à les repérer alors que nous adorons les mythes et demandons à nous y soumettre...
Bien à toi Jean Marc
Rédigé par : NG | 14/09/2008 à 21:38
Oui Nathalie. Nous VOULONS croire à l'impensable.
Certes, la petite musique de la raison nous pointe l'incohérence. Et c'est vrai qu'accepter d'attendre 20 ans quand l'espérance de vie ne devait pas dépasser 35 ans, c'est pratiquement faire voeu de chasteté jusqu'à la fin de ses jours. Quel homme, quelle femme peut accepter cette idée, surtout quand elle doit être formulée dans la force de l'âge ?
Mais voilà. N'est-ce pas justement cette haute improbabilité qui attise notre croyance, qui solidifie notre résolution jusqu'à la rigidité ? Le christianisme aurait-il pu se propager sans l'immaculée conception ou la résurrection de Jésus ?
Avec toi, je crois que plus le mythe charrie de fantastique, plus il engage ceux qui y adhèrent.
Bien à toi, Nathalie.
Rédigé par : Jean-Marc à NG | 14/09/2008 à 22:34
J'ai aussi beaucoup aimé toi, Pénélope, et j'ai très envie de lire parole de femmes et éloge de la Nage de son auteur.
Sur le même sujet j'ai beaucoup apprécié aussi l'Odyssée de Pénélope, de Margaret Atwood. (Version moins jouissive et plus guerrière) pour reprendre les mots d'Hélène.
Je note le titre de Nancy Huston, "L'espèce fabulatrice".
Rédigé par : Sylvie | 08/10/2008 à 21:33
"Quelle femme supportera l'idée que son fils unique tue sans coup férir une cinquantaine de servantes, parmi lesquelles sa soeur de lait ?" Extraordinaire,non? Tuer sans porter de coups, mais en les tuant d'une flèche quand même. C'est mieux que les nos "héros" modernes qui utilisent fusil et armes de poings pour réaliser de tels carnages.
Rédigé par : Jean-Michel | 13/12/2009 à 12:59
Bon... J'ai dû me laisser aller dans l'enthousiasme de l'écriture. C'est vrai que "tuer 50 servantes sans coup férir", cela ne tient pas la route. Seul un dieu de l'Olympe peut se permettre un caprice de la sorte et Télémaque, tout fils de prince qu'il est, est tout sauf né de la cuisse de Zeus.
Désormais, je me montrerai plus vigilant devant ce que j'écris !
Merci Jean-Michel.
Rédigé par : Jean-Marc à Jean-Michel | 13/12/2009 à 18:02