Epoustouflant, ébouriffant... Les qualificatifs me manquent pour vous dire combien j'ai adoré la lecture des Forcenés de Philippe Bordas. Et pourtant, en première approche, rien ne me prédisposait à aimer ce livre. Il y est question de vélo. Le vélo et moi, ça fait deux. Moi, quand j'étais môme, j'étais plutôt foot. Pas par snobisme. Simplement par commodité. Quand, petit, on souffre d'asthme et qu'on vit dans une région où le plat est un concept abstrait abordé uniquement en cours de maths, le vélo, c'est un peu comme l'interdit absolu. Une figure de l'impossible. Trop douloureux. Trop de souffrance.
Il y avait bien pourtant dans ma classe de CE1 un gamin qui s'appelait Lauredi, dont le paternel tenait une buvette en face de l'hippodrome. Je me souviens encore du regard de mon père quand je lui présentai la photo de la classe et que je lui indiquais le nom et le prénom de chaque enfant. En m'entendant prononcer le nom de Lauredi, je vis son visage s'illuminer. "Lauredi... Le fils de Nello Lauredi ?" me demanda-t-il avec émotion. Oui. C'était ça, comme je devais l'apprendre un peu plus tard, renseignements pris. C'était bien le fils de Nello Lauredi, coureur du Tour de France dans les années qui suivirent la Libération.
Dans son palmarès, une 6ème place au Paris-Roubaix édition 1956...
Mais que diable venait faire un fils du soleil, un émigré de Toscane dans l'enfer des pavés du Nord ?
C'est là le passage qui m'a le plus fasciné dans le livre de Philippe Bordas. Car sans crier gare, l'ancien journaliste sportif de l'Equipe se lance dans une dérive hallucinée associant dans un corps à corps inattendu l'épreuve sportive d'un côté, la vocation de Jérémie et la Kabbale, de l'autre. Le cahin-caha et le tohu-bohu sont au rendez-vous, prière de libérer le passage. A noter du reste une connivence certaine entre ces deux expressions : la présence simultanée du "h" dédoublé, comme dans le tétragramme divin.
Car voilà, pour reprendre les termes de l'auteur, le tohu en hébreu serait "le mal qui jette l'homme dans la confusion" (page 81, chez Fayard). Et le mal, c'est la Nord. "Et l`Éternel me dit : c'est du septentrion que la calamité se répandra sur tous les habitants du pays" (Jérémie 1, 14).
On parle bien de l'enfer du Nord, de ces pavés qui brisent les élans et éreintent les ambitions les mieux trempées. C'est là, dans ces décors chaotiques du pays chti' que la noblesse des classes popu', que les dandys aux muscles découplés et à l'envie rageuse iront jusqu'au bout d'eux-mêmes.
C'était un autre temps aussi. Celui où existait encore un prolétariat qui se faisait bouffer les tripes et les poumons à l'usine ou à la mine. Pour eux, le cyclisme c'était la rédemption, la sortie par le haut vers la lumière et l'air libre.
Car le cyclisme, ce n'est pas pour les gars des cités d'aujourd'hui. "Douleur maximale. Salaire moyen. Sex appeal nul" (p. 113) . Ce n'est pas pour la bourgeoisie, non plus. Et ce à quelqu'époque que ce soit. Bordas est formel : "aucun champion français ne sort de la classe moyenne - qui cède la maîtrise du corps contre la jouissance des objets" (p. 115). Le vélo, c'est pour les sans-grades, les va-nu-pieds, les gueules cassées du progrès, les réprouvés de l'ascension sociale. C'est le sport d'une joyeuse bande d'exaltés, d'insensés, de têtes brûlées et de mollets conquérants que la proximité de l'enfer fait sourire.
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