Il y a précisément un an, alors que je traînais ma mélancolie dans les rues de Paris, je tombai presque par hasard sur une exposition bouleversante. Elle s'appelait "Terre Natale" et se déroulait à la Fondation Cartier, boulevard Raspail. Le bâtiment conçu par Jean Nouvel est merveilleux. Pourtant, en y pénétrant, je ne manquai pas de me remémorer en souriant la dernière fois où je m'étais rendu sur ce lieu, il y a plus de 25 ans. L'immeuble d'alors n'était pas la Fondation Cartier, c'était le Centre Américain. On y enseignait nombre de disciplines culturelles et artistiques et moi, fier comme un coq, j'y accompagnais une jolie chanteuse brésilienne qui y donnait des cours de samba et de danse nordestine.
Foin de nostalgie à deux sous et retour à l'exposition "Terre Natale". Deux regards aiguisés s'y faisaient écho, celui de Raymond Depardon le cinéaste et celui de Paul Virilio l'urbaniste.
Depardon présentait le désarroi des populations "enracinées" dans des cultures ou des langues en voie d'extinction. Caméra au poing, il montrait des visages défaits, enregistrait leurs mots aux sonorités improbables, nous donnait à entendre leurs récriminations faites d'images inédites. De temps à autre, il délaissait sa prise de vue fixement rivée sur le visage des interviewés. La caméra montrait alors des pieds lourdement ancrés à même le sol. Il était facile d'imaginer se déployer sous ces pieds un réseau complexe de racines plongeant au plus profond des entrailles de la matrice-terre.
A ses côtés, dans un parallélisme saisissant, Virilio montrait combien les grands nomades d'aujourd'hui avaient le chic de se sentir partout chez eux. Pour ces cyber-voyageurs, l'adresse électronique a remplacé depuis bien longtemps l''habitation principale.
En sortant de l'exposition, je moulinais sans cesse dans mon esprit un paradoxe étonnant aux allures d'aporie. Dans notre monde, ceux qui peuvent se prévaloir de racines sont oubliés, égarés dans la mémoire collective faute de connexions avec le reste du monde, condamnés à une disparition certaine. En revanche, les déracinés, les sans feu ni lieu, les jet-laggués de profession sont les nouveaux maîtres. C'est à eux que reviennent les sièges des conseils d'administration ou des instances de pouvoir. Siège, sédentaire. Les cyber-nomades sont donc les nouveaux sédentaires. C'est la victoire indiscutable d'Hermès/Mercure, le dieu aux pieds ailés sur Hera/Vesta, la gardienne du foyer.
Cette "articulation entre mobilité et territoire", le double jeu de relations (fixité/expropriation) d'un côté, (mobilité/appropriation) de l'autre devait à nouveau me frapper en arrivant à Miami en décembre. C'était le dernier jour d'Art Basel, la fameuse exposition d'art contemporain. En me baladant à travers les allées du Convention Center, je remarquais que trois thèmes semblaient remporter la faveur des artistes. Il y avait la mort avec de nombreux rappels au 11 septembre, la fragmentation et son lot de tableaux découpés, de miroirs aux reflets prismatiques, de textures martyrisées et déchirées. Le troisième thème de prédilection enfin, c'était les racines. Et plus particulièrement le dialogue subtil entre les racines et l'inflorescence, entre le rhizome et les rameaux.
Il y a une oeuvre en particulier qui a frappé mon esprit. Elle émane de l'artiste d'origine cubaine Jorge Mayet et est appelée "Cayendo Suave", ce qui, en français, donne quelque chose comme "Douce chute".
Les rameaux sont nus comme des racines. Le rhizome, en revanche, est riche de mille promesses de douceurs évoquées par la présence de plumes.
L'inversion est totale. A la douceur des racines renvoie une difficulté à construire, à s'élever et à donner des fruits, soit très exactement le message principal véhiculé par les voix quechua, ou kawésqar des personnes interrogées par Depardon. Comme si le poids des racines, admirablement illustré par l'inintelligibilité de la langue maternelle, empêchait justement de faire souche.
A cette oeuvre fait écho une autre installation de Jorge Mayet : "El lecho de mis raices", littéralement, le lit de mes racines.
En espagnol comme en français, le mot "lit" au sens du lit de la rivière (lecho) entretient une grande proximité phonique avec le "lait" (leche). "Lecho/leche", le lit et le lait, le repos et le repas du nourrisson. Car si on parle de racines, on parle évidemment de la relation à la mère, à la matrice fondamentale dont nous tirons notre identité première.
"La racine a beau tout ignorer des fruits, il n'empêche qu'elle les nourrit".
Rainer Maria RILKE
Notes sur la mélodie des choses - 1898
Amicalement
Arthémisia
Rédigé par : Arthémisia | 22/01/2010 à 21:24
Voilà une très jolie citation, d'un auteur que j'adore, en prime.
Merci Arthémisia !
Pourtant, là encore, il me semble qu'une petite inversion des termes rendrait plus justice à ce que nombre de gens vivent. Moi le premier. Depuis que je suis "installé" outre-Atlantique, je vois s'insinuer dans les replis de ma chair le manque de mes enfants, restés en France.
Et si l'éloignement est vécu comme un sevrage douloureux, c'est bien parce qu'ils me nourrissaient, non ?
Amicalement,
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Arthémisia | 24/01/2010 à 19:49
Et pourtant un jour la cueillette sépare à tout jamais les fruits de l'arbre...qui fait de l'ombre aux enfants venus croquer les pommes sous son feuillage...
La flèche rouge à droite de la première photo prend tout son sens et la boucle est bouclée.
Amitié
Arthémisia
Rédigé par : Arthémisia | 25/01/2010 à 12:41
Quand les jeunes gens sont convoqués aux guerres voulues par leurs aînés, quand ils offrent leur poitrine à la mitraille, on dit bien qu'ils se font faucher. Voilà une bien étrange moisson où la jeunesse se fait cueillir au dépourvu.
Pour évoquer ce rapport ambigu entre parents & enfants, entre racines et rameaux, comment mieux l'envisager que sous les auspices de cette belle parole d'espérance tirée de la Bible :
"Voici que je vais vous envoyer Elie le prophète, avant que n'arrive mon Jour, grand et redoutable. Il ramènera le coeur des pères vers leurs fils et le coeur des fils vers leurs pères, de peur que je ne vienne frapper le pays d'anathème." (Ml 3 23-24)
Rédigé par : Jean-Marc à Arthémisia | 26/01/2010 à 04:00
Cette parole tombe à pic :
http://corpsetame.over-blog.com/article-1108-on-s-en-fout--43152475.html
Merci, Jean Marc.
Arthémisia
Rédigé par : Arthémisia | 26/01/2010 à 08:04