Quel temps de chien sur Paris, ce dimanche ! Tempête, pluie ; c'est proprement débilitant. Pourtant, le week-end s'annonçait bien. Vendredi après-midi, le ciel était clair et à la nuit tombée, la lune était apparue en majesté.
Comme j'éprouvai cette nuit-là des difficultés à m'endormir et que j'ai la chance d'habiter dans les hauteurs, avec vue sur les toits de Paris, je me pris à rêvasser en observant le cheminement lent de la lune dans la voûte céleste.
Avec l'observation de la lune, les souvenirs affluaient. Je me remémorais les serments d'amour échangés sous son éclairage blâfard ; je retouvais dans les méandres de ma pensée soudain exaltée par l'image de la femme aimée, le reflet que laissait l'astre sur son visage, rehaussant discrètement ses yeux gorgés de vert par la communion de nos corps. En clair, je m'abandonnais aux délices passées d'une romance nocturne.
Pourtant, un détail visuel me fit vite revenir à des considérations plus terre à terre. J'avais du mal à décider si la lune était pleine ou non. Il me semblait que le cercle n'était pas parfait. J'essayer de planter la pointe du compas au coeur du luminaire, puis traçais du doigt son pourtour. Non, le cercle n'était pas parfait ! La lune était encore bossue, gibbeuse.
A partir de ce constat, de fil en aiguille, je me souvins que quelques jours auparavant, j'avais fait avec mon grand fils J. un exercice étonnant où il était question de démontrer que la surface d'un croissant était un... carré.
Voici l'énoncé du problème.
Soit un cercle "C1" de centre "O1" et de rayon "a". Tracez par dessus le cercle C2 ayant pour centre le point 02 tel que défini sur le graphique ci-dessous.
Montrez que l'aire du croissant correspondant à la partie grisée sur le graphique est égale à "a" au carré. Ma première réaction à la lecture de l'énoncé fut d'en mettre en doute la justesse. Mon esprit s'insurgeait. Comment imaginer que la surface d'un croissant s'exprime sans l'aide du nombre "pi" ? Cela me paraissait tout bonnement impossible. Pourtant, je pris un papier et un crayon et avec J., nous avons posé les équations pour constater quelques miniutes plus tard que la surface du croissant était bien égale au carré du rayon de C1. Je trouvais cela admirable. Le nombre "pi", qui m'avait donné tant de fil à retordre quand j'étudiais la trigonométrie, "pi" l'omniprésent dès que la ligne se faisait courbe, "pi" l'irréductible venait tout simplement de se retirer de sa maison.
Je fis part de mon émerveillement à mon fils. Il ne sembla pas apprécier comme moi la poésie de la chose. Je décidai alors de garder mon plaisir pour moi-même. Mais le soir même, alors que je lisais dans le métro les "Mystères des chiffres" de Marc-Alain Ouaknin, je découvris au chapitre intitulé "La transcendance de pi" une observation qui me fis littéralement chanceler. En prolongeant des travaux réalisés par Albert Einstein sur les méandres des fleuves, le professeur Hans-Hendrik Stolum, spécialiste des sciences de la terre à l'université de Cambridge, aurait trouvé (démontré ?) que pour les fleuves s'écoulant sur un terrain en pente douce, le rapport entre leur longueur réelle prenant en compte le tracé des méandres et la distance directe entre la source et l'embouchure (aussi appelée longueur mathématique) tendait vers... 3,14, soit la valeur numérique du nombre "pi".
Tout devenait clair maintenant. Pi s'était bien absenté dans le calcul d'aire du croissant ; mais voilà qu'il refaisait son apparition au bord de la rivière. Il s'était retiré de sa maison commune faite de cercles et de sphères pour se manifester sur le plancher des vaches, les fameuses bêtes à pis. Mais que venait-il chercher au fil de l'onde ?
Marc-Alain Ouaknin propose une réponse originale. En s'adossant aux résultats de Stolum, il avance que "Pi" est le rapport entre la propension à l'expansion, la tendance à l'entropie d'un côté, appelée "hessed" chez les kabbalistes et le désir de sobriété absolu, l'ordre minimaliste de l'autre, le "din". Il en déduit une formule étonnante qui veut que "pi" soit le rapport entre le chaos et l'ordre.
J'ai une tout autre explication à ce double phénomène d'effacement et d'apparition du nombre "pi". De la même façon que nos regards quittent la terre et montent vers la lune lorsque nous recherchons un confident ou un témoin pour écouter nos peines et nos serments d'amour, "pi" n'a-t-il pas eu envie de laisser un moment le monde parfait des sphères célestes pour découvrir au plus près de la glaise et de la boue dont nous sommes faits ce qui pouvait habiter nos coeurs ?
Je veux croire que "Pi" est amoureux.
Je ne sais pas si Pi est amoureux mais en tout cas toi tu l'es en passant par tous les éléments : terre, eau, air et feu...
Rédigé par : Linasonge | 02/03/2010 à 00:27
C'est savant... et très poétique.
L'amour prouvé mathématiquement...
Amitiés
Rédigé par : O. | 02/03/2010 à 10:47
Qui l'eût cru ? Les mathématiciens aussi sont fascinés par l'amour.
Saviez-vous qu'ils avaient inventé des concepts comme les nombres "amicaux" (paires de nombres dont chaque représentant est la somme des diviseurs de l'autre). La paire la plus célèbre est "220" (1+2+4+5+10+11+20+22+44+55+110=284) et "284"(1+2+4+71+142=220). C'est même la paire de l'amitié amoureuse par excellence. En effet, "220" s'écrit "rèch-khaf" en hébreu, ce qui se prononce "rakh" et veut dire "tendre". Quant à "284", il s'écrit "rèch-pé-dalet", s'énonce "rapad", ce qui signifie "préparer un lit d'amour".
La tendresse (220) conduit au lit d'amour (284), à l'image de la bien-aimée du Cantique des Cantiques qui appelle de ses voeux la mise en place d'un lit d'amour dans la pommeraie.
Comme quoi les connexions entre les chiffres et les mots tissent une trame étrange, dont l'amour est tout sauf absent !
Rédigé par : Jean-Marc à O. | 06/03/2010 à 14:35
Oui Linasonge.
Tu as deviné mon secret.
Maintenant que les éléments sont là sous la main, sauras-tu m'indiquer où trouver le fourneau antique, l'at-tannūr (التنور) des anciens alchimistes arabes, dans lequel plonger toutes ces manifestations d'amour et de désir ?
Rédigé par : Jean-Marc à Linasonge | 06/03/2010 à 15:45