Quand mes pas me ramènent sur Paris, il m'arrive le soir de faire un tour à La Perle, un bar tout près de chez moi. J'y vais souvent tard la nuit, siroter un verre de rouge. Il y règne une ambiance chaleureuse, de séduction diffuse à laquelle répond l'indétermination des affinités sexuelles. On y parle toutes les langues de la terre ; la jeunesse y est belle et décontractée.
La dernière fois où je m'y suis rendu, je suis tombé en arrêt devant une affiche noire où figurait, en lettres blanches, une liste de peintres célèbres, avec une référence à l'espace sur lequel il avaient fondé leur notoriété.
Ma première réaction fut de me dire que si j'avais eu cette liste sous la main lorsque je préparais les concours d'entrée aux écoles commerciales, je n'aurais pas été ridicule à l'oral d'HEC en répondant Max Ernst à l'interrogateur qui me demandait de citer des peintres naïfs.
Ma deuxième réaction, en revanche, fut de me dire, qu'en art comme en affaires, les lois immuables du marketing telles qu'énoncées par Al Ries et Jack Trout étaient d'une vérité étourdissante. Après tout, la clef du succès, c'est bien d'être le premier (pas forcément le meilleur), de prendre d'assaut un terrain inoccupé, puis de créer une association mentale entre vous et le terrain sur lequel vous vous êtes positionné. Le jeu consiste donc à définir un espace, à le nommer, puis à le faire sien. Il s'agit bien d'une prise de possession.
Le noir appartient bien à Soulages, comme l'obésité est l'exclusive de Botero ou les aplats de couleur, le domaine de prédilection de Rothko. Nul ne contestera que Buren est le maître des rayures, que les hibiscus sont la propriété de Ricardo Pelaez, que les combats inter-cellulaires sont l'apanage de Mario Vélez ou que la reine de la chirurgie plastique est Orlan.
Dans un tout autre registre, j'ai eu ce soir la joie d'assister à un récital de Caroline Sageman jouant Chopin sur un magnifique Steinway à Coral Gables, près de Miami. Difficile de parler de possession quand on est dans l'interprétation. Pourtant, le récital s'ouvrit comme une joute. Qui du piano ou de l'artiste allait s'approprier Chopin ? Le combat fut palpitant. Au fur et à mesure que Caroline Sagelman enchaînait les mazurkas, je l'observais, fasciné, en train de se battre avec son instrument, de faire corps avec lui, puis de s'en détacher brutalement, mimant une lutte non dénuée de puissance érotique. Au fil des morceaux joués, j'assistai émerveillé au domptage du piano, à sa mise au pas par Chopin interposé. A la fin du concert, il était clair qu'elle sortait vainqueur haut la main. Caroline Sageman possédait littéralement son Steinway, et c'était tout simplement magnifique !
Et vous, quel espace possédez-vous ?
Quand je me pose la question à moi-même, je suis déconcerté. Je ne possède rien en propre. J'ai beau faire effort, j'ai peur de n'être qu'un indécrottable dilettante superficiel et inconsistant. De rage, je me mets alors à jeter sur une feuille blanche des taches dégoulinantes de couleur. Mais là encore, je fais figure d'usurpateur puisque j'occupe le territoire délinéé par Jackson Pollock. Pourtant, qu'est-ce que c'est bon ; j'y trouve un plaisir d'enfance retrouvée.
Vous voulez essayer ?
Cliquez ici et laissez-vous aller. Vous m'en direz des nouvelles.
Sous couvert de stratégie marketing, l'appartenance ou l'appropriation permettent-elles l'acquisition d'identité ? Après tout, à quoi relier Dali ou qui le relie à quoi ? Cela me fait penser à Alice qui court après le lapin...
Rédigé par : Linasonge | 30/04/2010 à 06:06
Bonjour Linasonge,
Chez Lewis Carroll, le lapin est l'artiste. Il est obsédé par le tic tac de sa montre à gousset. Il est habité par sa démence, "possédé" dirais-je même.
Alice qui court derrière lui est l'interprète. Elle cherche à le rejoindre, mais le lapin, tout entier à sa course effrénée, a toujours une longueur d'avance. Entre-temps, elle découvre et s'imprègne de tous les univers parcourus par le lapin : le trou sans fin, la maison, l'étrange réception avec le chapelier... Elle "habite" l'univers de l'artiste, "visite" ses hallacinations.
Dans sa candeur, Alice accepte avec naturel tout ce qui fait le monde du lapin-artiste. Elle devient partie de ce monde, fait corps avec lui.
Pourtant, son action peut-elle infléchir le cours de l'histoire telle qu'elle se déroule dans le monde merveilleux de Lewis Carroll ? Je ne le crois pas. Je crois que tout préexistait à l'arrivée inopinée d'Alice, si splendide soit-elle dans sa capacité à porter l'habit d'interprète.
Derrière les racines qui entourent le gîte du lapin pressé se cache à mon sens une autre racine : le groupe trilatère KTB, commun à l'hébreu et à l'arabe, désignant ce qui est écrit, le meKTouB.
Si génial soit l'interprète, il ne pourra qu'épouser le monde de l'artiste, mais jamais le posséder. Car la possession, dans le sens actif, comme passif, voilà le propre de l'artiste, ce qui le signe, ce qui fait aussi toute la valeur de sa signature.
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Linasonge | 30/04/2010 à 14:47
Je découvre Jean-Marc, toujours autant fascinée par la culture et l'appropriation personnelle de chacun de la culture ! Très chouette blog !
Mais... je ne pense pas que l'artiste possède quoi que ce soit de son art : j'écris, je peins... et ce sont les mots ou le pinceau qui décident finalement : ils vont au vrai, à ce que je suis bien trop humaine et aveugle pour ne voir qu'une fois écrit ou peint....
Il y a un rapprochement à faire, je pense, entre la possession qu'à "l'artiste" de son art, et la possession du marché qu'il en fait...
Belle journée à toi.
Rédigé par : Ut | 07/05/2010 à 10:39
Ah le thème de la possession & de l'art.
Si vous cliquez sur mon nom, vous accéderez directement, chère Ut, à un autre billet que j'ai écrit sur le thème de la création artistique. Il y est question, comme vous semblez le suggérer, de l'artiste en tant qu'il est possédé par une pulsion de création aussi impérieuse qu'un désir physique fort appelant son assouvissement.
Sur le blog "Corps et Ame" d'Arhtémisia (http://corpsetame.over-blog.com/), figure en exergue cette citation de Rilke extraite de 'Lettres à un jeune poète' :
"...La vie créatrice est si près de la vie sexuelle, de ses souffrances, de ses voluptés, qu'il n'y faut voir que deux formes d'un seul et même besoin,
d'une seule et même jouissance. "
Cette pensée résume ma croyance. Il est vrai que l'artiste "est possédé" par son art comme on est frappé par une désir fulgurant. Pourtant, en donnant forme intelligible et transmissible à cette fulgurance, il est aussi celui qui parvient à la domestiquer. L'artiste serait-il tout simplement un "passeur d'énergie" ?
Rédigé par : Jean-Marc à Ut | 07/05/2010 à 18:00
A votre billet Jean Marc, Alejandro Jodorowsky vous repond :
http://www.youtube.com/watch?v=BXuY2PmO0Vw
A.G
Rédigé par : A.G | 11/05/2010 à 18:15
Merci A.G. pour votre commentaire.
J'ai beaucoup aimé l'image du vampire tapi à l'arrière de notre cerveau pour nous pomper sans cesse notre énergie créatrice et censurer nos envies !
Rédigé par : Jean-Marc à A.G. | 18/05/2010 à 14:09
Arthemisia, m'avait transmis le lien pour ce petit outil "gag"... sauf que la préoccupation de Pollock, n'était pas, au départ de faire des taches... c'est ce que je tente d'élucider dans mon article: http://ecritscris.wordpress.com/2012/03/16/jackson-pollock-lalternative-verticale-horizontale/
Rédigé par : rechab | 12/05/2012 à 18:58
Merci pour votre passage sur mon blog.
Et un grand merci pour votre éclairage et vos enrichissements.
Rédigé par : Jean-Marc à Rechab | 13/05/2012 à 01:10