Il y a quelques années, dans un billet intitulé "la poésie de l'absence", je faisais l'éloge de la façon dont Aki Kaurismäki avait su rendre la plénitude de la relation amoureuse en privant l'un des protagonistes de l'usage de sa mémoire. Le film en question, "L'homme sans passé", avait obtenu en 2002 le prix de l'interprétation féminine au festival de Cannes.
Cette année, ce même prix est allé à Juliette Binoche, pour son interprétation magistrale dans "Copie conforme" du metteur en scène Abbas Kiarostami. Et curieusement, la démarche utilisée par le réalisateur iranien s'apparente à celle de son homologue finlandais ; il s'agit de rendre palpable la relation amoureuse en la débarrassant de tous les à-côtés susceptibles d'en altérer la substance.
Kiarostami procède par effeuillages successifs, comme on pèle un oignon. Il commence par supprimer la dimension spatiale. L'action débute à Florence, sans que nous ne voyions rien de la ville. Puis, les deux protagonistes du film vont passer la journée dans un petit village toscan, Lucignano. Ce village se situe sur un monte et son plan suit un schéma de rues étroites enserrées dans l'espace circonscrit par une enceinte fortifiée. Une fois rentrés dans Lucignano, ils n'en sortiront pas jusqu'au générique de fin.
Comme pour un tronc d'arbre coupé, ce village tout en vénelles elliptiques concentriques a la propriété d'emprisonner le temps. La durée du film s'étale sur une seule journée, renouant ainsi avec deux règles canoniques du théâtre classique, les fameuses notions d'unité de temps et de lieu.
En cloisonnant ses personnages dans un petit village replié derrière ses fortifications, Kiarostami a supprimé la référence à l'espace. Sans espace, que reste-t-il ? L'universel. Mais, en limitant l'arc temporel à une journée, il ôte aussi l'emprise du temps. Que reste-t-il alors ? L'éternel. Quand il n'y a plus devant la caméra qu'un homme et une femme, seuls, sans les béquilles du temps et de l'espace, ils sont alors en mesure d'interpréter la relation amoureuse dans son dépouillement le plus total. Et comme ils le font de façon admirable, nous sentons confusément que nous flirtons avec l'essence même de la relation homme-femme.
Mais revenons à l'histoire. Après la disparition des dimensions temporelle et spatiale, la scène se réduit donc à l'homme, à la femme, aux propos et aux regards qu'ils s'échangent.
Lui (William Shimmel), sujet de Sa Gracieuse Majesté, est venu à Florence présenter son dernier livre sur l'ambiguïté des rapports entre l'original et la copie dans l'art. Abord certes sympathique, mais peut-être un rien imbu de lui-même.
Elle (Juliette Binoche), antiquaire faisant commerce d'art au fond d'une cave, semble traîner sa langueur aux côtés de son jeune fils d'une dizaine d'années qu'elle élève apparemment seule.
Il y a d'abord la rencontre et son prétexte : le souhait pour elle de rencontrer l'auteur afin qu'il lui dédicace 6 copies de son livre. Premier pied-de-nez : par le geste de la griffe manuscrite, l'auteur parviendra-t-il à redonner à ces copies l'authentique de l'original ? Ce sera l'occasion d'une première dispute, quand elle, découvrant qu'il s'est écarté du texte qu'elle lui dictait, lui reproche d'avoir voulu faire preuve... d'originalité ! Lui, interloqué, bien-sûr.
Mais ce n'est pas si grave. Après tout, lui, il a juste une journée à tuer avant de prendre, à 9 heures du soir, le train qui le ramènera dans le nord. Elle, en revanche, a 15 ans de solitude à rattraper...
C'est en raison de cette différence d'enjeux que, une fois arrivés à Lucignano, tout bascule. Comme la patronne du bar venue leur servir un café trouve qu'ils forment un beau couple, elle ne la détrompe pas. Mieux, elle va conformer son comportement à cette prescription nouvelle, presque tombée par hasard.
Il lui parle des rapports entre la copie & l'original en s'appuyant sur l'exemple du David de la Signoria ; elle lui parle de ses manquements en tant qu'époux et que père. Il lui évoque l'abstraction des paysages de Toscane ; elle lui rappelle ses propres larmes de femme délaissée. Il est dans le lointain ; elle est dans le reproche, puis le proche, l'intime enfin. Au fur et à mesure que, décontenancé mais complaisant face aux exigences à la fois fondamentales et saugrenues de sa cicérone, il adhère à la dynamique de dialogue qu'elle a instaurée, on sent l'amour qui vient irriguer délicatement leur relation.
Les échanges sont magnifiques. A la fin, quand, après plusieurs scènes de ménage et coups de gueule, elle le conduit dans la chambre de leurs premières amours, elle ne lui demande plus rien, n'exige plus rien et semble se résigner à sa décision à lui : partir pour toujours ou rester à jamais.
Là je suis resté perdu & éperdu devant tant de finesse.
Dans sa dyssimétrie permanente, dans son déséquilibre déroutant, l'écheveau des échanges de paroles entre elle et lui m'a rappelé cette belle maxime d'Edmond Jabès, dans le Livre de l'Hospitalité :
" S'il te parle de vérité, parle-lui de l'eau de la rivière. S'il te parle de l'eau de la rivière, demande-lui où il s'est baigné. S'il te dit où il s'est baigné, demande-lui de quelle couleur était l'eau. S'il te dit la couleur de l'eau, tu pourras en déduire qu'il a vécu de certitudes et tu comprendras pourquoi le doute a toujours rongé ta vie." (p. 46, éditions Gallimard, collection nrf, 1991).
Le doute, la perplexité, la surprise sans cesse renouvelés, n'est-ce pas là l'essence de l'amour quand il est dépouillé des oripeaux qui le parent ? Et pour paraphraser cette belle question posée dans un poème de Mehdi Akhavan Sales qu'il cite dans le film : "le jardin du dépouillement, qui ose nier sa beauté ?"
Au musée de Lucignano, je n'ai pas trouvé trace de la copie de la fresque antique aux seins nus vantée dans le film comme étant le clou de la collection. En revanche, il y a un reliquaire somptueux et unique appelé il albero della vita, l'arbre de (la) vie.
Cet amour de "Copie conforme", dépouillé de ses atours, puis réinventé par la magie de la parole est-il un viatique pour cheminer sur les ramures de l'arbre de vie et entreprendre son propre pélerinage d'élévation vers la lumière ?
J'ai aimé cet article et ça m'intéresserait de tomber sur ce film. Si dans la réalité, l'absence de temps et d'espace se réunissaient autour de deux personnes, est-on sûr de renouer d'une façon avec les fondements de la relation amoureuse ?
Rédigé par : Lovelive | 19/07/2010 à 15:36