Dans la nouvelle intitulée Le Mort extraite du recueil Aleph, Jorge Luis Borges raconte l'histoire d'un jeune basque, Benjamin Otalora, traversant l'océan avec pour seul bagage une lettre de recommandation à l'attention d'un certain Azevedo Bandeira vivant à Montevideo. Arrivé dans la capitale uruguayenne, Otalora recherche son point de contact, en vain. Il traîne, erre dans les rues, se mêle à un groupe de mauvais garçons, fait le coup de poing, sauve un homme en parant un coup de couteau tordu qui lui était destiné. Cet homme n'est autre que le fameux Azevedo Bandeira. Par un retournement spectaculaire de circonstances, celui à qui Otalora était recommandé lui devient redevable. Pourtant, après moult tribulations, Bandeira fait tuer Otalora. L'histoire racontée d'un trait laisserait ainsi entendre que nous sommes en présence d'une crime motivé par l'ingratitude.
Pourtant, comme toujours avec Borges, il y a plusieurs niveaux de lecture. Un deuxième niveau nous conduit dans les grands espaces de la pampa. On y découvre Otalora faisant l'apprentissage de la vie de gaucho. Pour le remercier de lui avoir sauvé la vie, Bandeira a pris le jeune immigré sous sa coupe protectrice, il lui a confié un cheval et l'a fait intégrer dans ses équipes de gardiens de troupeaux. Mais voilà, Otalora est jeune, ambitieux et intrépide. Très vite, il ne supporte plus de mettre son énergie au service de Bandeira, qu'il trouve vieux et décrépit. Alors, il décide de supplanter Bandeira dans l'exercice du pouvoir. Progressivement, Otalora s'approprie les symboles du pouvoir. Il s'accapare du beau cheval bai de son bienfaiteur, devient l'amant de sa femme, prend activement part aux actions de contrebande et prélève directement son écot sur les revenus qui en découlent. Dans cette deuxième lecture, projetée dans l'espace plan infini de la pampa, Bandeira punit l'arrogance de son rival. L'ingratitude a changé de camp ; c'est tout juste si Bandeira, en se faisant justice lui-même, ne nous est pas devenu sympathique.
Mais Borges a toujours plus d'un tour dans sa besace. Avant de faire exécuter Otalora, Bandeira lui jette sa femme dans les bras et enjoint à cette dernière de lui donner un dernier baiser en public. Grâce à cette mise en scène macabre, Otalora comprend alors qu'il a été le jouet de la fantaisie et de la cruauté de son bienfaiteur. Il comprend "qu'on lui a permis d'aimer, d'être le chef, de triompher, parce qu'on le tenait déjà pour mort, parce que pour Bandeira il était déjà mort". C'est à ce moment précis que l'histoire prend toute son épaisseur. On est littéralement saisi de vertige. La détonation qui scelle le sort de Benjamin Otalora fait écho à celle qui sourd dans notre propre cerveau.
Il y a trois jours, je me suis rendu à l'ouverture du festival du film européen,"Romance in a Can" qui se tenait au cinéma Tower, au coeur de la fameuse "calle ocho", l'artère qui traverse sur des kilomètres le Miami cubain, le justement dénommé Little Havana. Le film faisant l'affiche était "Rien de Personnel", premier long métrage de Mathias Gokalp.
Le thème du film est simple : dans un huis clos en forme de salon de réception bourgeois, la société Muller organise pour ses employés une fête dont le but explicite consiste à les aguerrir, à développer leurs compétences grâce au concours d'une équipe de coachs chargés d'animer une série de jeux de rôles ou mises en situation. Tout ça sent fort le marché de dupes et les indices d'une réalité tout autre ne manquent pas de percoler insidieusement au cours de la soirée. Derrière le but avoué de resserrer les liens (la direction a eu le cynisme d'inviter les conjoints pour ce simulacre de mise à mort), l'intention secrète consiste à évaluer la population des cadres afin de déterminer lesquels seront victimes de la réduction d'effectifs indispensable pour maximiser le prix de vente de l'entreprise à son repreneur.
La magie du film vient du fait qu'il est construit comme un conte de Borges. C'est une mise en abîme en trois parties où chacune nous donne à voir la soirée à travers un point de vue différent. Au fur et à mesure que nous dévidons les différentes trames, la réalité se fait tojours plus complexe. Les rôles changent : celui qu'on prend pour un pauvre bougre au début (Jean-Pierre Darroussin) se révèle être un individu arrogant, la jeune cadrette inhumaine du début (Mélanie Doutey) devient vite une victime trahie par l'ambition de son mari, aussi salarié de la société, le P-DG cynique (Pascal Greggory) fait preuve d'une sensibilité étonnante quand il pousse la chansonnette en public... A l'image de ce qui se passe dans une autre nouvelle de Borges, Le thème du traître et du héros (Fictions), les personnages ont tous, comme Janus, un double visage.
Comme dans Borges, ce qui est révélé n'est là que pour mieux mettre en valeur les trous de l'histoire. Tout commence simplement, dans la banalité et l'ennui, à travers un récit linéaire. La droite, dimension 1. Puis, le champ s'élargit. Le deuxième point de vue nous est donné par un couple. De leur interaction naît la complexité. Nous y découvrons une somme de petites omissions sans conséquence et de vraies trahisons. Plan élargi, dimension 2. Enfin, dans un troisième temps, Mathias Gokalp nous fait découvrir les arcanes de cette soirée. L'intention devient claire, en même temps que d'autres histoires viennent rendre la trame toujours plus complexe. Nous sommes alors conduits de surprise en surprise et les enchâssements successifs de plans révèlent une profondeur inattendue. Nous faisons l'apprentissage de la verticalité, de la bassesse des discussions de latrines à la grandeur d'âme quand, passablement émêché, Bouli Lanners affirme son amour à Zabou Breitman en dépit de toutes les compromissions auxquelles cette dernière se sera livrée à son insu et dont il vient à peine de prendre connaissance. Profondeur ; troisième dimension.
En réalité, c'était la troisième fois que je voyais Rien de personnel.
La première fois, à Paris, je me souviens avoir été intrigué.
La deuxième fois, à San Juan de Puerto Rico, j'ai ri de bon coeur.
Cette fois-ci, j'ai anticipé avec délectation les changements d'expression sur les visages de tous ces personnages obsédés par l'idée de bien jouer sans se douter qu'ils n'étaient que les pantins d'un jeu plus vaste dont aucun n'a une idée claire.
Un vrai régal donc. A l'image de celui ressenti lorsque, en relisant ce merveilleux roman à tiroir qu'est Manuscrit trouvé à Saragosse de Jan Potocki, j'imaginais la surprise du héros Alphonse van Worden lorsque, après avoir été littéralement transporté durant la nuit par la sensation d'avoir vécu une histoire extraordinaire, il se réveillerait au petit matin, inlassablement ramené au point de départ topographique de l'histoire, à savoir sous la potence où se balancent le corps des pendus depuis des temps immémoriaux.
(Life) is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing.
Le coach prétentieux, Jean-Pierre Darroussin prend ses grands airs en citant ce passage célèbre de Shakespeare. C'est pourtant, Frédéric Bonpart, l'homme de ménage polonais qui reprend son interlocuteur en lui précisant qu'il se trouve dans Macbeth et non dans le Roi Lear. Un Polonais en chasse l'autre. Au bout du compte, n'est-ce pas lui qui, en improvisant un jeu encore plus simple et plus grand que celui imaginé par M. Muller, le P-DG plein de morgue, sort grand vainqueur de la saga Rien de personnel ?
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