L'année de ma naissance, l'Italie fêtait son premier centenaire.
50 ans plus tard, au moment où on célèbre le cent-cinquantenaire de sa naissance dans le concert des nations, je voudrais rendre hommage à ce pays pour tout ce que je lui dois dans la construction de mon identité d'homme.
Quand j'étais petit et bien que vivant à quelques kilomètres seulement de la frontière italienne, mes parents m'ont inculqué une image plutôt négative de ce pays. A les écouter, il s'agissait d'une contrée peuplée d'individus superficiels, hâbleurs, exsudant de sensualité (ce qui dans leur esprit n'était pas une qualité), peu respectueux des règles, notamment du code de la route, et... pauvres. Bref, des gens sans grand intérêt, dont j'aurais tout intérêt à me défier.
J'avais bien eu un premier "émoi d'Italie" en me laissant griser par les images d'Amarcord de Fellini. Surtout lorsque le jeune garçon manque d'étouffer lorsque la tenancière du bureau de tabac lui fourre la tête entre ses seins aux rondeurs prodigieuses. Mais bon. Je mettais cet émoi sur le compte de mon statut de jeune adolescent puceau confronté à la sensualité réputée animale de nos amis transalpins, dont, justement, mes parents n'avaient eu de cesse de me prévenir.
Le choc véritable survint en réalité quelques années plus tard. Et bien sûr, ce sont toujours mes parents qui - bien à leur insu - ont suscité mon premier "désir amoureux d'Italie". Je me souviens comme si c'était hier de cet après-midi d'hiver à Nice. Une journée grise, sans relief, comme il y en a tant, quand on est fils unique et qu'on a 16-17 ans. Mes parents m'amenèrent voir "Una giornata particolare" d'Ettore Scola. Dire que ce fut une révélation est un mot bien faible. Ce fut une épiphanie ! Je découvrais sur grand écran, à travers les tribulations amoureuses d'Antonietta (Sophia Loren) et de Gabriele (Marcello Mastroianni), le goût doux-amer de l'amour, ses multiples variations dans les plis d'un visage ou d'un drap, son tempo malhabile sur les toits d'un immeuble vidé de ses habitants. Je découvrais que l'amour n'avait que faire de notre détermination sexuelle et qu'il pouvait même s'avérer subversif (ou à défaut incompatible) au regard des normes et conventions sociales.
A partir de ce moment, je me mis à manifester de l'intérêt pour l'Italie. Très discrètement au début. Je prolongeai ma découverte de Fellini. Pendant les oraux de concours de grandes écoles, alors que pour des raisons d'économie et de calendrier, je passais deux semaines dans un petit hôtel de la rue des Ursulines à Paris. A 20 mètres de l'hôtel, dans la même rue, il y avait un cinéma. Et en ce mois de juin 1980, le studio des Ursulines programmait une rétrospective Fellini. Alors, je me régalai avec Les Vitelloni (I vitelloni), La strada, Il bidone, Les Nuits de Cabiria (Le notti di Cabiria), La dolce vita , Huit et demi (Otto e mezzo) et Juliette des esprits (Giulietta degli spiriti). Jamais jusque là, je n'avais autant été au cinéma.
A partir de ce moment, la série des "émois d'Italie" devait s'accélérer. Une fois intégré HEC, je m'enrôlai comme conducteur occasionnel pour la compagnie internationale des wagons-lits. Après une période probatoire où j'enquillais pendant la saison d'hiver les Paris - Bourg Saint Maurice à servir des p'tits cons de jeunes Parisiens aussi bien dotés d'argent que d'arrogance mal placée, je me vis offrir au printemps l'occasion de faire mon premier voyage à Florence.
Toute la semaine qui précédait mon départ, je me languis comme une jeune fille se rendant à son premier bal. Durant le voyage aller, je tombai bien évidemment amoureux d'une passagère (Anne), à qui je ne saurai pas dévoiler mon trouble. Une fois arrivé, quel vertige ! J'étais tellement submergé de beauté que je me pris à vouloir mourir là, sans préambule et sans préparation.
Deux ans plus tard, je prenais des cours d'italien. La professeur, dont j'ai oublié le nom - honte à moi ! - me fit découvrir la beauté de la littérature contemporaine transalpine. Je succombai aux larmes en lisant Agostino. Mon Dieu, quelle délicatesse, quelle compréhension subtile des liens étranges entre une mère et un fils ! Et qu'on ne vienne pas me parler de cette interprétation inepte du mythe oedipien, développée par l'ami Sigmund de Vienne, SVP. Je me faisais dans la foulée tous les Moravia, Elsa Morante, Fruttero et Lucentini, Cesare Pavese, Italo Calvino et d'autres moins connus de ce côté-ci des Alpes.
Plus tard, je découvrais Rome et le baroque. Je comprendrais alors - sur les pas de Dominique Fernandez - que la fascination bien française pour la Rome pré-chrétienne cachait en réalité un atavisme national pour la lésinerie et le manque de générosité. Car comment ne pas voir à Rome que tout transpire la recherche du plaisir, l'exubérance, le désir de se donner, la recherche de la dé-bondance, soit l'art de faire claquer les bondes de sa personnalité pour se donner, sans la moindre garantie de recevoir quoi que ce soit en retour !
En passant, je découvrais Milan mais devais vite m'en détourner : trop froide, trop prétentieuse et trop percluse dans un décor fermé par un horizon de montagnes et de certitudes régionalistes ineptes.
Alors, je plongeai toujours plus au sud : la Sicile et Naples bien sûr. Deux endroits où je ne me suis jamais rendu à ce jour. Voire, deux lieux que je semble éviter avec constance. Un peu comme s'il s'agissait de deux foyers ardents où je risquerais de me brûler, ou deux femmes entre les bras de qui je viendrais à me consumer.
Alors aujourd'hui, en ce cent-cinquantenaire de l'unité italienne, je prends le dernier livre de mon auteur transalpin préféré - "E disse" ("Et Il dit", NDLR) de Erri de Luca - et je lis à haute voix l'histoire de cet alpiniste bègue et impertinent merveilleux que fut Moïse.
En conclusion, je dirai juste merci à l'Italie d'exister. Merci, car sans l'Italie, je ne serais pas qui je suis. C'est dans mon amour pour ce pays et ses habitants que j'ai construit l'une des facettes que je préfère de mon identité. Et quand je suis triste, il me suffit de penser que je croque des fraises à Nemi ou que je sirote un granité dans les rues du Centro Storico de Rome pour retrouver incontinent le sourire et le désir de vivre.
Alors à tous ceux qui se posent aujourd'hui en contempteurs de l'Italie où qui fustigent (à raison) son président en faisant semblant d'oublier que nous n'en avons ici qu'un avatar à peine moins grotesque, je rappellerai simplement cette citation de Giuseppe Verdi figurant au frontispice du blog de ma soeur-en-amour-éperdu-de-l'Italie, Nathalie Bouyssès : "Vous pouvez garder le monde entier, si je peux garder l'Italie".
Commentaires