Le week-end dernier, je me suis rendu avec mon fils J. à l'exposition "Le Voyage Imaginaire d'Hugo Pratt" à la Pinacothèque de Paris. Le parcours s'apparente à un dédale : on monte à l'étage pour s'imprégner du monde de Corto Maltese tel que l'a voulu son auteur, Hugo Pratt. Puis, on s'enfonce dans le ventre du bâtiment, au sous-sol. Là on plonge dans l'imaginaire du héros : la mer, les femmes et les indiens y sont à l'honneur. Nombre de planches - notamment celles de la Ballade de la mer salée - sont exposées au format original, en italien. Que du bonheur !
Après avoir descendu les escaliers qui mènent au sous-sol, mon regard se porta sur une série d' aquarelles monochromes. Intitulée "Occident", cette séquence de 6 planches représente tour à tour des feuilles mortes virevoltant d'arbre en arbre, se transformant progressivement en danseuses de ballet. Le mouvement se fige ensuite sur le visage d'une belle femme, dont les traits se dissolvent progressivement pour revenir au mouvement tourbillonnant de la feuille. Elle disparaîtra presque cette feuille. Pourtant, au moment où elle va s'éclipser, elle renaît sous la forme de deux petits animaux, un chat et un oiseau cheminant délicatement. La dernière image représente la fin du périple du chat et de l'oiseau. A l'arrêt, ils écoutent avec attention un Corto Maltese assis nonchalamment sous le feuillage d'un arbre.
Cette série m'a ému. Avec la légèreté que seules les aquarelles savent restituer, elle brosse le récit de l'histoire de l'humanité. Un simple courant d'air et c'est la vie qui prend forme. Maginifique allégorie qui renvoie au texte biblique sur la création du monde. Comme mouvement d'abord, puis comme corps et comme voix, enfin. Car c'est bien connu depuis le prophète Elie, le Créateur n'est ni dans l'ouragan, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu qui ravage tout ; il est dans le souffle léger de la brise (1R 19:11-12). De ce subtil murmure naît la vie, avec ses premiers battements de tambour. Celui de ce coeur obstiné dont les lettres enclosent le Livre ou de l'atabaque quand les hommes miment silencieusement la lutte dans la danse appelée capoeira. Après la danse, dans le repos des corps naît le regard et le questionnement vers cet autre qui me ressemble tant, proche et lointain à la fois. Nouveau mystère, nouvelle dissolution, avant qu'il ne se dévoile et s'apaise dans l'émergence du verbe et la douceur du conte.
Le titre - Occident - m'a intrigué. Pourtant, à la réflexion, je me suis souvenu que tous les récits fondateurs de notre civilisation évoquent cette séquence : une mise en mouvement, la naissance de la vie et de l'homme, la chute, puis l'éclosion du verbe. Dans son dernier livre Musique, Michel Serres se réfère à ce qu'il appelle le Grand Récit et revisite la généalogie des Muses pour nous montrer comment elles accompagnent un processus de domestication du bruit. D'abord viennent les maîtresses du ryhtme : Polymnie, le mime et Terpsichore, la danse. Avec elles, le bruit se fait corps. Puis apparaissent celles qui vont mettre le bruit en mélodie : Euterpe, la flute et Erato, le chant. Désormais, le tumulte se fait voix. Uranie émerge ici, muse de la connaissance et des astres. Après elles, les benjamines se font princesses du verbe : Melpomène (tragédie), Thalie (comédie), Calliope (poésie épique) et, pour conclure, Clio, la muse de l'histoire.
Vie, voix, verbe : voilà la séquence que j'ai "vue" dans cette frise sans parole d'Hugo Pratt.
Quant à la dernière aquarelle, celle où Corto s'entretient avec le chat et l'oiseau, elle ouvre sur un nouveau questionnement. Mais que peut-il bien leur raconter ? Quels secrets leur divulgue-t-il ? Quels mots emploie-t-il pour disposer d'une si belle écoute ? Nous ne le saurons pas et peu importe, après tout. Car c'est bien connu, il faut se méfier des mots. D'eux peut venir le meilleur mais aussi le pire. Et comme je suis un observateur pessimiste, mais tellement confiant dans le devenir du monde, j'ai choisi en guise de conclusion une autre histoire sans parole qui raconte, elle, le pouvoir des mots, la magie du verbe au service d'autrui. C'est ici.
C'est drôle on s'est tous les deux arrêté sur cette même image. Elle m'a moi aussi beaucoup inspirée et plongée dans de grandes réflexions... J'aime toujours autant venir ici. Il fait bon.
Rédigé par : Fanny - anosenfants | 17/05/2011 à 17:47
Merci Fanny pour votre joli message. Mais dites-moi. Quelles grandes réflexions vous aura suggéré le dessin de Pandora Groosvenore, alias Bijou ?
Rédigé par : Jean-Marc à Fanny | 24/05/2011 à 19:23