La nostalgie de la Méditerranée me prend de façon aussi régulière qu’inattendue comme une vague longue n’en finissant pas de mourir sur la grève.
Lundi dernier, je fus à nouveau submergé par sa force. Et d’une bien étrange manière que je voudrais vous conter.
J’étais venu écouter Kaoutar Harchi présenter sous la houlette de Hélène Wolff-Eugene son nouveau roman L’ampleur du saccage, récemment publié chez Actes Sud.
J’avais lu le roman. J’avais souffert en suivant les errances sans espoir de ses quatre personnages clés, des hommes pétris dans l’argile d’un manque d’amour sans rémission. J’avais accompagné Arezki dans la souillure ultime d’un meurtre perlé de gouttes de sperme, giclées dans la certitude d’un désir forcené sans espoir de recevoir en retour.
‘‘Arezki, c’est la soif’’, a dit Kaoutar Harchi, d’une voix douce et sans émotion. La soif sans cesse recommencée d’une traversée interminable du grand désert de l’amour dans une société où les hommes ne savent plus posséder les femmes sans les meurtrir, où ils ne croient plus en la possibilité d’un regard, d’une caresse.
Kaoutar Harchi a 24 ans. Dans son roman aussi noir que sa superbe chevelure de jais, elle raconte la misère sexuelle des hommes quand ils croient avoir mis les femmes à leur botte en les installant dans des rôles aux frontières bien découpées, dessinés à leur convenance. Alors bien sûr, quand ils font face à Nour, cette femme-lumière, solaire, qui aime sans compter au point d’être à la fois une mère admirable et une catin généreuse, ils vont exorciser leur refus obstiné de voir fleurir la beauté en la souillant à jamais au plus profond de ses entrailles, dans cet espace sublime entre cuisses où se fabriquent les histoires du monde. C’est de cet acte de barbarie insensé que naîtra Arezki, trace vivante et morte à la fois d’un viol dont il ignorera tout, très longtemps. Jusqu’à…
Car voilà, nous sommes en Algérie sur cette façade maudite de notre mère Méditerranée, nourricière et putassière à la fois, garce et madone, lumineuse et traîtresse. Et Arezki, garçon paumé à la vie scandée par les turgescences intermittentes de son sexe, va parcourir sur ses berges le destin de son aîné Œdipe, le boiteux, le claudicant. Celui qui trébuche sans cesse, mais qui accomplit son fatum avec l’obstination de l’ignorance.
Mektoub, tout est écrit. Le reste, c’est le silence.
Pourtant quand Kaoutar Harchi rompt le silence, quand elle parle, c’est à la fois une douleur et une douceur profondes qui m’étreignent. Avec tout à côté son lot de questions venues m’assaillir.
Celle sur le choix de l’Algérie notamment, ce pays dont mon père ne m’aura pratiquement rien dit, même s’il y a passé les vingt premières années de sa vie. L’Algérie comme une tache silencieuse, aux secrets aussi lourds que les seins des matrones d’Alger, d’Oran ou de Mostaganem.
Ce silence lourd, si lourd.
Car lorsque le père ne raconte pas à son fils, alors le fils est condamné à répéter la faute, sans espoir de rémission. Œdipe, toujours – celui de Sophocle, par celui de Freud. Et comme le dit si justement Daniel Sibony, cet autre enfant des confins de la Méditerranée venue mourir aux portes de l'océan, à l'occident, au Maghreb : "Il faut reconnaître aux parents qu'ils ont une histoire, pour bifurquer à partir d'elle, et avoir sa propre histoire, qui ne soit pas un ressassement de la leur" (in "Les Trois Monothéismes").
Mais pour reconnaître, il faut connaître d'abord.
FORMIDABLE.
Rédigé par : Rita Innocenti | 19/12/2011 à 16:28