N'en déplaise à M. Freud, ce ne sont pas les garçons qui tuent leur père pour épouser leur mère, ce sont les pères qui tuent leurs enfants. Car si Oedipe tue son père par ignorance, il ne faudrait pas oublier que cette coupable inadvertance faisait suite à l'acte délibéré de son père Laïos qui avait exposé son nouveau-né au sommet du mont Cithéron pour qu'il y soit dévoré par les bêtes sauvages. Les deux actes se répondent par un étrange effet miroir. De façon amusante, après l'échec de sa mise à mort, Oedipe sera élevé par Polybe et Mérope, respectivement roi et reine de Corinthe. Cithéron / Corinthe : deux anagrammes parfaites nous rappelant, par un simple renversement de lettres que nous sommes en présence d'une mise en abyme.
Le génie de Freud aura été de faire du parricide réussi d'Oedipe un "acte manqué" à haut contenu symbolique. C'est pourtant bien l'infanticide manqué de Laïos qui sera "l'acte fondateur réussi" dont découlera la chaîne de violence qui décimera la noblesse thébaine sur plusieurs générations.
Les récits mythiques regorgent de ces histoires où les pères sacrifient leur progéniture : d'Oedipe à Iphigénie en passant par la fille (anonyme) de Jephté, sans oublier Jésus bien sûr. L'histoire des hommes aussi, puisqu'à chaque guerre, ce sont - comme le rappelle Jim Morrison dans American Prayer - des généraux sénescents et prodigues de sang jeune qui orchestre avec minutie la mise en coupes claires de leur propre descendance.
"Do you know we are being led to slaughters by placid admirals
& that fat slow generals are getting obscene on young blood"
(Savez-vous que nous sommes conduits au massacre par des amiraux placides et que des généraux obèses et lents deviennent obscènes à la vue du sang jeune - traduction libre de votre serviteur)
Mais à chaque fois qu'un père sacrifie son enfant, il y a déchaînement de violence. Ce débordement a l'opiniâtreté d'un ouragan. Tant qu'il ne rencontre pas d'opposition et qu'il glisse sur l'onde des sentiments de vengeance, il gagne en puissance. Mais dès qu'il touche au dur, au rugueux, dès qu'il se heurte à la détermination obtuse d'un caillou, il s'essouffle jusqu'à s'éteindre, anémié, asthénique.
Dans les mythes grecs et biblique, ce sont souvent les femmes qui jouent le rôle de ce caillou, ce sont elles qui, par des actes de courage insensé, rompent la chaîne d'homicides. C'est en restant fidèle au souvenir de son mari Hector, qu'Andromaque - celle qui combat les hommes - aura raison de leur folie meurtrière. C'est en négociant avec les Furies, qu'Athéna parviendra à briser l'omerta qui d'Iphigénie à Clytemnestre en passant par Agamemnon aura ensanglanté la famille royale d'Argos. C'est en allant pleurer dans la montagne sur sa virginité que la fille de Jephté ôte à l'acte de folie meurtrière de son père la possibililité de se déployer au-delà de sa propre mort.
Dans l'histoire des hommes, les porteurs de testicules ont pris une telle mainmise sur la fabrique des récits qu'il est difficile de voir les contours d'une silhouette féminine derrière la mâle prétention des héros cuirassés. Et pourtant, aussi anonymes soient-elles, elles sont bien là pour briser les chaînes de causalité où la violence se nourrit du prêt-à-penser de la vengeance "légitime".
Quand Napoléon soumet le royaume d'Espagne au début du XIXème siècle, un espoir de libération souffle en Amérique du Sud. Le jeune Simon Bolivar voit immédiatement le parti qu'il peut prendre du fracas qui met à bas les plus vieilles monarchies européennes. Pourtant, cette folle espérance d'indépendance va devoir se conquérir à la pointe des baïonnettes et les loyalistes restés fidèles à la couronne d'Espagne sont d'autant plus âpres au combat qu'ils entendent bien laver l'humiliation que leur ont fait subir les troupes napoléoniennes. La répression sera sanglante, sans merci et Goya eût-il été natif d'Amérique du Sud, que le fameux Tres de Mayo aurait mis des épaules espagnoles au contact de la crosse des fusils.
Bolivar, l'idéaliste ambitieux bercé aux idéaux de la révolution française et américaine est poursuivi sans relâche. Il se cache, il se terre, au grand dam des Espagnols enragés de le voir échapper à leur soif de revanche. Dans la pièce de théâtre Montserrat, Emmanuel Roblès dépeint à merveille l'obstination acharnée du lieutenant espagnol Izquierdo dans son désir d'en découdre :
"Ecoutez-moi. Cet officier que vous voyez là est un traître. Il sait où se cache le colonel Bolivar. Oui, le colonel Bolivar doit être arrêté ce soir même. Ce garçon connaît sa retraite, mais il ne veut pas trahir son ami. C'est à vous d'obtenir de lui qu'il vous désigne l'endroit où s'est réfugié Bolivar. Est-ce clair ?" (Acte premier, scène X)
Mais voilà. Bolivar sera insaisissable... Et bientôt victorieux. Mais à la manière d'un Albert Camus ou d'un René Char qui sauront poser les armes à la fin des hostilités avec autant de fermeté que lorsqu'ils les avaient prises sous l'occupation nazie, Bolivar saura se montrer un grand artisan de la paix.
J'en eus la preuve de façon sublime très récemment, le jour de Noël pour être très précis, en me baladant dans les rues de la vieille ville coloniale de Quito, en Equateur. Tout à coup, je notai sur la façade d'une maison patricienne une plaque commémorative portant l'inscription suivante :
En esta casa bailo' Bolivar.
(Dans cette maison, Bolivar a dansé.)
Avec qui ?
Derrière la brieveté de la mention, je me mis alors à imaginer la silhouette tournoyante et virevoltante d'une ou de plusieurs femmes au bras du libertador.
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