C'était il y a quelques jours, un matin, alors que je prenais mon p'tit déj au comptoir d'un bar du Marais. Discussion animée entre deux hommes à mes côtés. Le premier annonce fièrement qu'il va s'installer à New York pendant un an. Il invite son acolyte à le rejoindre une fois qu'il aura élu domicile dans la grande pomme. L'autre répond incontinent : "Non. Je ne viendrai pas. J'ai fait voeu de ne jamais mettre les pieds aux Etats-Unis." Interloqué, le premier demande pourquoi. Et l'autre de rétorquer : "Aller à New York aujourd'hui, c'est comme aller à Berlin en 1936. Impossible au nom de tout ce que ce pays peut représenter ou véhiculer."
Je manque de m'étouffer avec ma tartine. Bien que non directement concerné par la conversation, je reçois cet avis péremptoire comme un coup dans le ventre et une douleur immense irradie en moi. Car enfin, j'ai beau ne pas adorer les Etats-Unis d'Amérique et me mettre maintes fois en pétard devant la morale confite de bonne conscience de ses habitants, je trouve la comparaison entre New York 2012 et Berlin 1936 du plus mauvais aloi.
Le malaise qui m'accable alors me rappelle la sensation extrêmement pénible éprouvée précisément 2 jours plus tôt. Je m'étais rendu à un débat organisé par Philosophie Magazine et consacré à Vladimir Jankélévitch. L'invité d'honneur était un Allemand, Wiard Raveling, retraité après une carrière de professeur de français. Parfaitement inconnu pour moi. Né en 1939, il avait découvert Jankélévitch en écoutant en 1980 une émision du Masque et la Plume où François-Régis Bastide avait invité le philosophe du je-ne-sais-quoi et du presque-rien.
Durant l'émission, Jankélévitch avait exprimé un ressentiment infini : "Les Allemands ont tué 6 millions de Juifs, mais ils dorment bien, ils mangent bien et le mark se porte bien (…), je n’ai jamais encore reçu une lettre qui fasse acte d’humilité. Une lettre où un Allemand déclarerait combien il a honte." Plus avant, lors de l'entretien, il affirmera que l'absence de demande de pardon de la part d'un Allemand l'avait amené à faire voeu de ne plus rien avoir affaire avec l'Allemagne, la philosophie allemande, la musique allemande et que jamais, au grand jamais, il n'y reposerait les pieds.
C'est en entendant ces propos que Wiard Raveling prendra la plume et adressera à Vladimir Jankélévitch une lettre magnifique dans laquelle, à défaut de solliciter un pardon, il évoquera souffrir de l'Allemagne comme d'une plaie qui ne se refermerait jamais. A la réception de la lettre, le philosophe dira : « J’ai attendu cette lettre pendant trente-cinq ans. » Une belle amitié devait naître entre les deux hommes, faite de plusieurs rencontres - mais aucune d'entre elles sur sol allemand.
Mais revenons au débat. Très vite, après que Wiard Raveling eut lu sa lettre très émouvante, la question tourna autour de la question du pardon. Par un concours de circonstances étonnant, un consensus se dégagea dans l'assistance comme quoi l'octroi du pardon était impossible. A l'appui, un maître-mot de Vladimir Jankélévitch lui-même qui, mettant à la forme négative la fameuse parole du Christ en Croix citée par Luc l'évangéliste, aurait proféré : « Ne leur pardonne pas, car ils savent ce qu’ils font ».
Mais là où les choses tournèrent vinaigre, c'est que de façon imperceptible, le débat vira au procès. Et au premier rang des accusés : Wiard Raveling. Son âge clamait son innocence. Pourtant, il lui faudrait se justifier au nom des crimes de ses compatriotes sous le régime nazi ; il lui faudrait expliquer la coupable complaisance de ses aînés devant la montée de la barbarie.
C'est comme si la magnifique lettre qui expliquait sa présence à la table des intervenants n'avait jamais existé. Comme si les échanges multiples entre le philosophe et le professeur de français n'avaient jamais eu lieu. A un moment, alors que les attaques imprégnées d'une haine qui avait de plus en plus de mal à se cacher se faisaient de plus en plus ciblées, Wiard Raveling aura cette réponse admirable de simplicité et d'humanité : « Etonnant que vous vous acharniez contre moi ainsi. La dernière fois que nous nous sommes vus à Paris, Vladimir Jankélévitch m'avait même dit : "la prochaine fois que vous passerez, venez avec votre épouse ».
Une simple lettre avait attendri un homme au coeur broyé par le ressentiment et l'abjection. Malgré l'énormité du crime collectif, une simple amitié pouvait naître entre deux êtres qui s'étaient reconnus dépositaires d'une parcelle commune de ce bien que nous nommons humanité.
A travers sa missive et pour reprendre les propos de Mia Couto dans l'épilogue de son livre Le Dernier vol du flamant, Wiard Raveling était parvenu à "lancer un oiseau de papier sur le dernier abîme, réinvestissant dans la parole le recommencement de tout." Un oiseau de papier... Quelle belle image ! Comme celle des grues de papier pliées avec obstination par Sadako Sasaki pour conjurer l'inexorable destruction de son corps d'enfant après l'explosion d'Hiroshima.
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