Je ne sais pour vous, mais autour de moi, c'est une véritable hécatombe. Je ne compte plus les gens qui, passée la quarantaire et jouissant d'une belle situation, se retrouvent soudain à la rue. Et pour ces personnes que je nommerai les accidentés de la disparition du travail salarié (ADTS), la séquence est pratiquement toujours la même :
1. tout commence par une période de jubilation sur l'air de "Ca y est, je suis libre ! Je vais enfin pouvoir faire ce qui m'a toujours plu !",
2. au moment de l'idéalisation suit une phase de détresse marquée par la question "mais quand arriverai-je à faire un premier euro de chiffre d'affaires ?"
3. Enfin, après avoir réussi à surmonter les difficultés pécuniaires, vient une plage de stabilisation entre l'irénisme du début et la haine de soi du milieu.
Bon an, mal an, ce cycle allant de la jubilation à la stabilisation en passant par le désespoir le plus absolu prend autour de trois ans.
Alors que se passe-t-il en réalité ?
Tout commence avec la mise à pied initiale. Après près de 20 années de bons et loyaux services, voilà que vous êtes subitement "redondant" pour employer ce doux euphémisme étonnant de cynisme venant des Etats-Unis. On vous laisse partir ("let you go"), autre formule foutage-de-gueule-dans-le-village-mondial pour dire que vous être renvoyé, mis à la porte, lourdé blâfard, licencié, limogé, dégagé...
Le truc étonnant, c'est qu'en général, les gens autour de moi vivent ce moment plutôt bien. Il faut dire que souvent, il y a de bons émoluments à la clé et la perspective de se la couler douce en se faisant rémunérer pendant 18 mois par Pôle Emploi permet de voir venir. Et puis, cela correspond aussi à un moment de la vie où - la quarantaine franchie - beaucoup se font une petite crise existentielle. N'avez-vous jamais entendu ces "il serait grand temps que je donne un sens à ma vie" ou encore, "c'est le moment ou jamais de faire ce que j'ai toujours eu envie de faire" ? Bienvenue donc dans l'idéalisation à tout crin.
Mais voilà. Les déconvenues arrivent vite. Je ne parle pas des modalités de création d'entreprise qui, ces dernières années, ont été rudement simplifiées, pour le bonheur de tous. Non. Je fais allusion aux premiers rendez-vous de prospection commerciale et à la découverte par le créateur d'entreprise qu'il ne dispose pas des compétences que le marché est prêt à acheter. Et pour cause... Quand il était salarié, on ne lui demandait pas de savoir faire des choses. On se foutait royalement de ses compétences ; on lui demandait simplement d'obéir.
Passé le désenchantement-surprise des débuts, vous vous mettez alors à développer les compétences sur lesquelles vous êtes attendu(e) par le marché. Vous vous armez de courage et vous vous formez à des tas de trucs sensément utiles comme "apprendre le PHP pour faire son premier site web", ou encore "comment devenir ISO 9001 ?".
Mais c'est là que vient la grande déconvenue, celle qui va vous mettre au tapis pendant un bon bout de temps. Vous faites un truc qui vous passionne. Vous avez développé autour de cette passion des compétences précises. Mais personne ne vous les achète. Pourquoi ? Parce que vous ne savez pas les vendre et que personne ne vous a dit jusqu'à présent que vendre, c'était un métier, que comme tout métier, il s'apprenait à force de labeur, d'entraînement et de persévérance.
Eh oui... Il vous faut à ce moment apprendre à monnayer vos savoir-faire nouvellement acquis, ou plutôt à les monétiser, histoire de parler comme ces snobs qui disent revenir de "elle est" pour énoncer qu'ils ont été à Los Angeles.
Cet apprentissage est difficile. Peut-être même le plus difficile de tous, car personne n'en parle et en plus, vous risquez de vous heurter à un nombre incalculable de croyances plus ou moins fantasmagoriques sur le métier de la vente. Combien de fois n'ai-je pas entendu des personnes ayant lancé une activité déclarer que "la vente, ce n'était pas à eux de la faire, car ils avaient bien assez avec ( ) la stratégie, ( ) l'organisation, ( ) la communication, ( ) la conception, ( ) le développement, ( ) la programmation, ( ) le marketing, ( ) la proposition de valeur". Cochez la case correspondant le mieux à votre vision du monde...
Votre parcours de créateur d'entreprise ne s'arrête pas là. Une fois cette barrière franchie, vous aurez à surmonter la difficulté inverse. Le marché va s'habituer à vous voir intervenir sur des sujets bien particuliers, au croisement des ses attentes et de sa perception de ce que vous savez faire... mais au plus grand mépris de ce que vous voulez faire. Et là, quitte à voir vos revenus diminuer, il vous faudra apprendre à dire "non" sous peine de trahir vos aspirations initiales.
Et puis, viendra le moment où vous prendrez votre courage à deux mains pour aller chercher des missions dépassant le cadre de vos compétences. Ce sera pour vous le démarrage d'une dynamique inédite car, au lieu de vendre ce que vous savez faire, vous vous mettrez à vendre ce que vous voulez faire avec l'idée que c'est avec l'argent de cette vente que vous développerez les savoir-faire non encore acquis. Vous serez alors bien engagé(e) sur le chemin de la liberté.
Et quand vous saurez faire cela, c'est-à-dire vous mettre en situation de risque pour répondre à l'appel de votre coeur ou de vos tripes, vous serez tout près du Graal. Vous découvrirez un état de jubilation durable cette fois car non seulement vous serez compétent sur de ce qui vous plaît, mais en plus, vous aurez la faculté pleine et entière de vendre ces savoir-faire là.
Ce sera le moment de la libération tant attendu où vous regardez votre période salariée avec les yeux attendris de l'adulte-fait regardant son enfant découvrir le monde.
Bon 1er mai !
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PS - J'ai découvert la réprésentation sous forme de diagramme de Venn, utilisée dans ce billet, après ma rencontre avec Tony Bacigalupo lors d'un voyage à New York en 2009, alors que je recherchais un local pour installer l'antenne américaine d'un éditeur de logiciel made in France. Il était affiché en évidence à l'entrée d'un espace de co-working qu'il avait installé en plein SoHo et provenait des considérations de Bud Caddell. Vous pourrez trouver la version originale sur son blog, à l'entrée "Comment être heureux dans son travail". Et puis, zut, je ne sais pas pourquoi je donne toutes ces explications oiseuses, puisqu'il suffit de cliquer sur le lien pour accéder à la ressource indiquée...
Bon 1er mai pour commencer ;)
Pour compléter ou altérer ce billet fort agréable puisqu'il rompt l'isolement du lecteur, je pointerais volontiers le fait que tu te vends, tu vends tes visions (etc) et non celles d'un groupe. Quand tu te retournes tu ne trouves plus le soutien d'une équipe ou d'une organisation structurée. Tu n'as plus tes appuis, ni la masse d'un groupe ou d'une société. Bref dans le peer-to-peer relationship, sauf à être conseiller auprès de personnes aux mêmes codes, tu es moins nombreux. Découverte !!!
Rédigé par : Olivier de Sonsmartphone | 01/05/2012 à 09:58
Lire "relationship", désolé de cette coquille :(
Rédigé par : Olivier de Sonsmartphone | 01/05/2012 à 10:01
Jean-Marc,
Bon 1er mai à toi. Ton billet est excellent, dans la lignée de nos dernières discussions. Je transmets de suite à quelques connaissances.
Bon muguet.
Jérôme
Rédigé par : Jérôme | 01/05/2012 à 11:26
Dans la foulée, je recommande la lecture de ce livre, à l'approche de la quarantaine uniquement ! "Trouver sa place au travail" sur amazon http://www.amazon.fr/dp/221254944X/ref=cm_sw_r_fa_asp_5Z5WD.0CEBDNK
Rédigé par : Jérôme | 01/05/2012 à 11:28
Et après ce moment de libération... embaucher ?
Rédigé par : Georges | 02/05/2012 à 11:05
Oui... ou pour embrasser une forme de développement / d'expansion plus en phase avec un tropisme fort du moemnt, tisser des liens faibles avec des groupes (sociétés ou individus) disposant de compétences complémentaires.
Rédigé par : Jean-Marc à Georges | 03/05/2012 à 00:13
Voici deux ressources très intéressantes qui complètent le propos :
1. "Le bonheur au travail", dans le cadre de l'émission "Sur les docks" du 1er mai. (lien : http://www.franceculture.fr/emission-sur-les-docks-travailler-copier-indigner%E2%80%A6-24-heureux-en-travaillant-2012-05-01)
2. Le livre de Reid Hoffman - fondateur de LinkedIn - intitulé "The Start-Up of YOU", chez Crown Business
Dans les deux cas, une conclusion commune : c'est en inventant son travail qu'on lui donne du sens et c'est avec du sens retrouvé que provient l'épanouissement.
Simple, non ?
Rédigé par : Jean-Marc à tous | 04/05/2012 à 11:15