Depuis que je suis enfant, je reste admiratif devant la perspicacité des pères fondateurs de la nation étatsunienne qui ont institué la quête du bonheur comme un des droits fondamentaux du citoyen, inscrit en préambule de la déclaration d'indépendance.
Pourtant, depuis que je parcours les USA en long et en large, je dois reconnaître que je reste sur ma faim. De façon générale, je vois des gens animés par une grande soif de ressources matérielles, mais peu tournés vers la quête du bonheur.
Tout cela était vrai jusqu'à mon séjour récent à la Nouvelle-Orléans. A peine arrivés dans la métropole louisianaise, ma belle me propose une virée pour voir le trompettiste Kermit Ruffins se produire avec son band dans son restaurant. Comme je suis plutôt ignare en matière de jazz, je me fie à son goût très sûr et me laisse faire.
Le restaurant en question se nomme "Kermit's Speakeasy". Il se trouve à Basin Street, dans le Faubourg Tremé, l'ancien quartier des hommes de couleurs libres, à deux pas du Vieux Carré aussi appelé le French Quarter. Speakeasy, c'est le terme donné aux bars où on servait de l'alcool de façon illégale pendant la Prohibition.
Quand ma compagne et moi y entrons, il est 18 heures. De l'extérieur, l'endroit ne paye vraiment pas de mine. Le local se trouve pratiquement sous une expressway, comprendre une bretelle d'autoroute, que les Américains ont pris goût à faire traverser les centres-villes dans un mépris absolu de l'esthétique la plus élémentaire. A l'intérieur, non plus, ça ne casse pas une patte à un canard : juste une grande salle longue plutôt sombre, avec près de l'entrée principale, un petit espace près à accueillir quelques musiciens. Il y a un juste un synthétiseur, une batterie, deux tabourets et, au-dessus, l'inévitable écran de télé allumé passant en boucle les exploits des athlètes américains aux JO de Londres.
Il y a très peu de monde. Pourtant, je remarque deux éléments plutôt surprenants. D'abord, il y a autant de Noirs que de Blancs, ce qui dans un pays où il faut systématiquement faire état de son identité raciale à chaque recensement, est plus rare qu'il y paraît. Le second point qui me frappe, c'est que les gens y ont l'air heureux.
Alors que nous prenons place autour d'une longue table rectangulaire pouvant accommoder plusieurs dizaines de personnes, ma compagne et moi sommes entourés de sourires de sympathie. Il règne autour de nous une légère fébrilité ; tout le monde semble attendre que quelque chose se passe et cette attente-là, je la reconnais tout de suite, c'est celle qui préfigure les moments de liesse ; c'est une attente désirante.
Le temps passe ; les tables se garnissent de plats de cuisine cajun traditionnelle - des poissons-chat panés et les inévitables "rice and beans", marinés dans la graisse de porc, au goût savoureux. Les bouteilles de bière se passent de main en main et l'ambiance sonore monte d'un ton au fur et à mesure que les clients arrivent.
Puis, comme si de rien n'était, un homme se met au synthétiseur et fait des gammes. C'est un rien rébarbatif, mais dans l'ambiance vas-y-comme-je-te-pousse qui règne ici, cela passe parfaitement, dans l'indifférence la plus totale des convives. Des matrones noires aux seins et aux fesses fantastiques continuent de servir des plats toujours plus improbables : il paraît même qu'on cuisine l'alligator et le raccoon - le raton-laveur - ici.
C'est alors qu'apparaît le maître de maison, Kermit Ruffins en personne. Le batteur et le bassiste se joignent à la formation et le trompettiste jette à l'assemblée réunie : "How do you like my cooking?" L'assistante glousse de plaisir.
Et c'est parti.
Dès les premières mesures, les têtes se mettent à dodeliner et les sourires investissent les visages. Ruffins aligne les tubes de Louis Armstrong. Quand il lance What a Wonderful World, la salle reprend les paroles en choeur comme un seul homme.
Plus tard, le groupe se lance sur des morceaux plus entraînants et là, sans préavis, les gens se lèvent et viennent se trémousser au milieu des chaises. L'ambiance est à la liesse ; c'est bon enfant, ça sent la sueur et la joie simple de bouger nos corps engourdis.
Alors comme il y a toutes les chances que vous ne fussiez pas présent ce soir-là, j'ai plaisir à partager avec vous cette vidéo du désormais classique "On the Sunny Side of the Street", mais interprété par Kermit Ruffins pour que vous ayez une petite idée de l'ambiance :
Alors, elle n'est pas belle la vie ?
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