Dans mon dernier billet consacré aux jeux, j'utilise en guise d'illustration une fresque vénitienne se trouvant au plafond d'un passage couvert appelé sotoportego delle colonne. On y voit une lanterne et 3 dés ; tout le monde s'accorde à dire qu'il s'agissait de l'enseigne d'un tripot.
Pourtant, l'autre jour, alors que j'étais sur le point de m'endormir, cette image est venue habiter mon imagination. Et alors que l'image flottait dans ma tête, les numéros affichés sur la face des dés me sont apparus clairement : un 5, un 3 et un 6. En jouant sur l'ensemble des combinaisons possibles, je me suis rendu compte qu'il en était une particulièrement signifiante : le 3-6-5, renvoyant au nombre de jours d'une année. Non bissextile, cela va de soi.
Le problème quand on commence à déconstruire, c'est que tout y passe. Après avoir réglé leurs comptes aux dés, je me suis attaqué à la lanterne, en me demandant ce qu'elle pouvait bien vouloir signifier. Et là, je me suis rappelé que le terme de lanterne avait un sens bien particulier dans le registre érotique puisqu'il y désigne la nature de la femme.
Incontinent, je fis un tour à la lettre "L" du dictionnaire érotique moderne. J'accédais à l'entrée désirée (oh le jeu de mot coquin !). Mais là, mon plaisir alla au-delà de mes espérances. Juste au-dessous de la définition, je trouvai un magnifique quatrain savamment tourné. Et là, je ne peux résister à l'envie de le partager avec vous tant je le trouve mimi :
- Margot s’endormit sur un lit
- Une nuit toute découverte,
- Robin, sans dire mot, saillit,
- Il trouva sa lanterne ouverte.
Et voilà qu'en un tournemain, le tripot d'antan prenait une toute autre signification. La maison de jeu en question était peut-être un petit peu plus qu'un simple casino de maintenant. Et si cétait tout simplement un casino au sens plein que les Vénitiens lui avaient donné lorsqu'ils ont inventé, autrement dit un bordel... et ouvert 365 jours sur 365, qualité du service oblige !
Alors, ce petit détour en valait-il la chandelle ?
Cette image est-elle venue hanter tes rêves ou "habiter ton imagination" en solitaire, cher Jean-Marc. Il me semble avoir fait ce décompte avec toi et avoir abouti à la même conclusion. Néanmoins, l'explication ne portait pas sur le trait en forme d'oeuf qui entoure cette lanterne et ces dés... Sauras-tu aussi laisser tes demi-songes te mener à une conclusion universelle?
Rédigé par : Fatima Atkin | 08/10/2012 à 02:02
Chère Fatima,
Merci pour ton commentaire.
Effectivement, je t'ai fait part de cette image et des mes divagations du soir sur son sens caché éventuel.
C'est vrai que je ne suis pas allé plus loin que l'analyse des deux symboles que sont la lanterne d'un côté et les dés de l'autre.
Or, cette image recèle d'autres objets - symboles potentiels : le pourtour ovoïde en est un. Mais il y a aussi le seau derrière les dés. Un seau auquel je n'aurais pas prêté attention si tu n'avais invité à faire plus attention aux thèmes présents dans la fresque. Il y a la date, enfin, 1691, inscrite au bas de de "rondo".
Comme le suggèrent si bien Eduardo del Estal dans sa philisophie ou Rafael Spregelburd, le dramaturge, notamment dans une conférence donnée dans le cadre de TEDx à Buenos Aires, nous nous définissons plus par ce que nous décidons de ne pas voir, que par ce que nous voyons.
Quels tableaux ou estampes as-tu décidé de ne pas voir lors de la double exposition Van Gogh & Hiroshige à la Pinacothèque de Paris ? Quelle scène de ce voyage immobile as-tu investi de ta détermination, de ton imagination, de tes tristesses, de tes joies et espérances ? Van Gogh voyait le Japon à Arles. Hiroshige voyait les escales du Tokaïdo ou du Kisokaïdo entre les 4 murs de sa chambre...
La question du "pourquoi" nous voyons certaines choses et pas d'autres n'appelle pas de réponse univoque. Elle n'en est pas moins très troublante. C'était du reste tout le propos de cette pièce de Spregelburd que j'ai adorée - l'entêtement (la terquedad).
Merci encore une fois pour avoir dessillé mes yeux sur des aspects aussi importants qui m'avaient échappé. C'est une belle leçon de modestie (une autre pièce de l'heptalogie de Spregelburd, que je n'ai pas vue cette fois) et d'intelligence.
Bonne journée à toi Fatima.
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Fatima Atkin | 08/10/2012 à 07:57
Cher Jean-Marc,
Ton email me touche et me fait sourire.
D'une part car je ne pense pas qu'il s'agisse d'un seau mais plutôt d'une marmite sur cette gravure sur un mur vénitien qui fait office de pancarte ou signe, annonçant ce qu'on appelait au XVIIe, le "pot et le rot", un endroit pour manger et pour dormir... jouer aux dés et éventuellement s'adonner à la bagatelle.
Pour ce qui est de l'indicible, du froissement des ailes en secret, de ce qui est dévoilé ou ignoré, de l'opaque et du transparent, cela fait trait au concept de liberté qui, je le sais, t'es très cher.
Mais, après tout, n'est-ce pas le propre de la vie que de choisir des fragments de vie qui nous conviennent et de laisser ceux qui nous handicapent. Et, lorsque nous voyons certaines choses, et pas d'autres, cela peut être perçu comme une liberté savoureuse. Dans une société de consommation comme la nôtre, il est de plus en plus difficile de communiquer ses joies et ses peines ou de les partager avec son prochain ou de voir 'à deux' les mêmes choses. De là à voir et ressentir les peines ou les joies de l'autre, à travers le voyage côtier de Hiroshige, c'est un tout autre travail...
Rédigé par : Fatima Atkin | 08/10/2012 à 13:15
Chère Fatima,
J'aime ton commentaire, notamment quand tu évoques la notion de liberté.
La liberté a plus a voir avec ce qui est dévoilé que ce qui est rendu transparent. J'ai toujours trouvé suspecte l'exigence de transparence, surtout lorsqu'elle émanait de gens qui, de par leur fonction, vivaient dans une opacité des mieux entretenues.
La plus belle illustration que je connaisse de ce rapport ambigu entre liberté et transparence, entre mystère et vérité, je l'ai trouvée dans "Les Mensonges de la nuit" de Gesualdo Bufalino. Un petit livre savoureux, dont je t'ai parlé en son temps - dans les rues de Florence, je crois.
Belle journée à toi, Fatima.
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Fatima Atkin | 08/10/2012 à 16:49
Hello grand baladeur des grandes villes, la liberté en période de résistance était justement à l'abri dans l'opacité. Et rien ne justifie l'exigence quelle qu'elle soit, si elle est extrême. Entre mystère et vérité, je ne suis pas sûre de me souvenir du livre mais en tout cas la balade valait le voyage... A bientôt, pour d'autres déambulations entre le jour et la nuit ?
Rédigé par : Fatima Atkin | 08/10/2012 à 20:44
Des "déambulations entre le jour et la nuit" ? Mais oui. Pourquoi pas ? D'autant que cela porte un nom très précis. Ce sont des élucubrations, ces pensées qui se font un chemin dans les ténèbres à peine éclairées par la lumière d'une chandelle... et ce jusqu'aux premières lueurs de l'aube.
ELUCUBRATION n.f. Emprunté du latin elucubrare (« faire à force de veilles, travailler assidûment »), de lucubrum (« petite lumière »).
Rédigé par : Jean-Marc à Fatima Atkin | 08/10/2012 à 22:15
Oui, merci de m'avoir rappelé l'étymologie du mot, mais c'est exactement ce que je te proposais car je te sais enclin à des heures de sommeil courtes et à des balades dans les villes plutôt longues, de celles qui sont propices à ces fameuses élucubrations...
Rédigé par : Fatima Atkin | 09/10/2012 à 07:43
Bonjour Jean-Marc,
Je réagis au post "Les jeux, les hommes et les idées pré-conçues" où vous fustigiez Roger Caillois d'avoir associé le goût du jeu au luxe qui suppose des loisirs, qu'en somme, pour Caillois, cette activité n'est pas l'apanage des pauvres mais des nantis. Aux antipodes de cette "idée pré-conçue" selon vous, vous indiquez en convoquant Hérodote (dont malheureusement vous n'indiquez pas les références via lesquelles se trouverait l'anecdote (imaginaire?) rapportée par l'illustre historien) et Jane McGonigal qu'au contraire les jeux seraient vecteur d'émancipation "ressources nécessaires et indispensables à la résolution de problèmes aussi énormes qu'inédits"(sic)... Et si vous aviez tort ? Et que Caillois n'avait fait qu'effleurer la vraie nature du problème? A ce titre, je ne saurais trop vous recommander l'ouvrage collectif "Divertir pour dominer"(OFFENSIVE - Editions L'Echappée) dans lequel est magistralement étudié le dispositif du jeu comme instrument de domination au service du système capitaliste, ou comment notre civilisation du loisir participe de la domestication des peuples. Mais c'est probablement Etienne de la Boetie qui a vu dès 1576, dans son "Discours de la servitude volontaire" le rôle structurant du jeu comme instrument aux mains des tyrans et il l'expose en ces termes: "...cette ruse des tyrans d'abêtir leurs sujets n'a jamais été plus évidente que dans la conduite de Cyrus envers les Lydiens, après qu'il se fut emparé de leur capitale et qu'il eut pris comme captifs Crésus, ce roi si riche. On lui apporta la nouvelle que les habitants de Sardes s'étaient révoltés... Mais ne voulant pas saccager une aussi belle ville ni être obligé d'y tenir une armée pour la maitriser, il s'avisa d'un expédient admirable pour s'en assurer la possession. Il y établit des bordels, des tavernes, et des jeux publics et publia une ordonnance qui obligeait les citoyens à s'y rendre. Il se trouva si bien de cette garnison que par la suite, il n'eut plus à tirer l'épée contre les Lydiens. Ces misérables s'amusèrent à inventer toutes sortes de jeux si bien que, de leur nom même, les Latins formèrent le mot par lequel ils désignaient ce nous appelons passe-temps, qu'ils nomment Ludi, par corruption de Lydie... Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie."(p30-32, Editions Mille et une nuits) Ce texte que 5 siècles d'âge n'ont pas ridé est une clé conceptuelle permettant de nous affranchir des idées préconçues qui vous sont si chères, cher Jean-Marc...
Bien à vous
Rédigé par : MARCUS | 09/10/2012 à 23:23
Cher Marcus,
Merci pour votre passage sur ce blog et pour votre long commentaire.
Oui, je vous suis dans votre analyse tant la fonction sociale des jeux est lourde d'une hérédité suspecte. Après tout, entre le "panem et circenses" des Romains et le fameux "tititainment" de M. Kissinger, on ne peut que constater combien les jeux sont instrumentalisés par les détenteurs du pouvoir.
Et il n'est qu'à voir le comportement sourcilleux de l'Etat par rapport à la Française des Jeux ou à la télévision pour comprendre que nous touchons ici à un sujet on ne peut plus sensible.
Merci encore pour votre passage.
Bien à vous.
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Marcus | 10/10/2012 à 06:20
Cher Marcus,
Côté source sur l'histoire de l'invention des dés, je me suis référé à deux sources distinctes. La première, c'est l'intervention de Jane McGonigal à TED. La deuxième, c'est un article de blog intitulé "jouer pour survivre" (http://www.elgamificator.com/gamification/histoire/lydie). L'histoire y est racontée et la source citée est : Histoire d’Hérodote, M.Larcher, Ed. Musier/Nyon.
Bien à vous
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Marcus | 10/10/2012 à 06:30
Cher Jean-Marc,
Merci pour cette précision qui ne se veut pas être les travers d'un pédantisme psycho-rigide mais la marque du souci de fiabiliser mes sources de connaissances dont votre blog fait parti.
C'est Pierre Bourdieu qui, à propos de l'information journalistique, parlait de sa "circularité" en ce que la seule source d'information du journaliste, loin d'être le produit d'un travail de recherche, d'enquête sur le terrain et d'analyse, n'est que la citation de ses confrères ; l'information tourne en une boucle fermée sur elle-même sans que nul ne sache qui en est la source...
Pour clore (provisoirement) sur le sujet, la citation est sourcée au chapitre XCIV des "Histoires" d'Hérodote mais le plus important c'est qu'au bout de 18 ans d'alternance jeux/repas (selon l'auteur), le mal, au lieu de diminuer, empira et le Roi dut se résoudre à sélectionner parmi la population ceux qui resteraient et ceux qui devraient s'exiler ailleurs... Sur quels critères ? Hérodote ne le précise pas.
Conclusion : les jeux n'ont rien résolu ; les jeux n'ont été qu'un divertissement pascalien ; ils n'ont été pour les Lydiens, qu'un linceul de jouissances négligemment jeté sur la dépouille de leur dignité.
Bien à vous
Marcus
Rédigé par : MARCUS | 11/10/2012 à 00:19
Merci à nouveau pour ce commentaire, très riche, comme les précédents. Et je dois dire que votre dernière phrase : "les jeux n'ont été pour les Lydiens qu'un linceul de jouissances négligemment jeté sur la dépouille de leur dignité", est pure merveille.
Rédigé par : Jean-Marc à Marcus | 18/10/2012 à 23:29