Lorsque mon deuxième fils J., est rentré cette année en 1ère année de classe préparatoire aux grandes écoles de commerce, il reçut de son professeur de lettres une longue liste d'ouvrages à lire. Comme je me suis découvert un amour immodéré quoique tardif pour les sciences humaines en général et la philosophie en particulier, je lui proposai de lire (ou de relire) de mon côté certains de ces livres afin que nous puissions en discuter ensemble.
Dans la liste, je choisis de prime abord un titre de Clément Rosset, "Loin de moi". A l'époque où j'écoutais assidument Raphaël Enthoven sur France Culture, son nom revenait souvent à l'antenne et je caressai depuis lors l'envie de le découvrir. Je sélectionnai aussi un ouvrage qui m'avait beaucoup plu quand j'étais moi-même étudiant : "Les jeux et les hommes" de Roger Caillois. Mais là, autant la découverte de Clément Rosset fut source de plaisir, autant je me trouvai affreusement déçu en relisant Caillois.
A la source de cette déception, une simple petite phrase qui eut de don de me faire partir en vrille. Dans l'introduction, l'auteur expose son intention de caractériser ce qu'il appelle l'esprit de jeu. Dans ce registre, il vante la primauté de la manière de vaincre sur la victoire, l'acceptation de l'échec comme "simple contretemps" et l'absence d'ivresse ou de vanité dans le fait de gagner. Tout cela est joliment pensé et fort bien tourné. Mais un peu plus loin, Caillois avance l'idée que "le jeu est activité de luxe et qui suppose des loisirs". Et de conclure avec cette maxime péremptoire : "Qui a faim ne joue pas."
Quelle ineptie !
Pour apprécier l'énormité du propos, j'aimerais que vous me suiviez dans un petit voyage à rebours dans le temps sur les rives de la Méditerranée.
Venise tout d'abord.
A deux pas de la place Saint-Marc, il y a un passage appelé sotoportego delle Colonne. En vénitien, un sot(t)oportego est le nom donné à un porche qui passe entre les maisons. Mais lorsqu'il longe un canal ou un rio par exemple, le sotoportego permet alors de relier une rue (calle) à un pont voisin en passant sous les maisons qui bordent la rive du rio. C'est le cas du sotoportego delle Colonne qui longe le rio Terrà Colonne. Si vous vous engagez dans ce passage protégé et pour peu que vous soyez comme moi, à savoir souvent le nez en l'air, vous aurez la joie de découvrir une superbe fresque datée de 1691 représentant trois dés placés sous une lanterne.
Le message est explicite ; le dessin annonce la proximité d'un tripot. Mais pourquoi des dés ? Et à propos, savez-vous à quand remonterait l'existence du jeu de dés et dans quelles circonstances il fut inventé ? Pour trouver les réponses à ces questions, il convient de prolonger le voyage dans le temps sur d'autres rivages méditerranéens, ceux de l'antique Lydie, à quelques encablures des flots de la mer Egée.
Dans des temps forts éloignés, raconte Hérodote, cette province d'ordinaire opulente fut frappée d'une effroyable famine. Cette famine était si terrible que les gens se battaient pour un quignon de pain ; la situation était désespérée. Face à cette infortune et ne trouvant aucune solution "raisonnable", le roi de Lydie imagina quelque chose d'insensé. Il inventa les dés et édicta une loi dans tout le royaume pour expliquer l'usage qui devait en être fait. Le premier jour, les gens auraient le droit de s'alimenter. Mais le lendemain, ils devraient jouer. Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, le peuple se plia à cette nouvelle loi. Et c'est là que le miracle survint. Les gens trouvèrent tant de plaisir à la pratique du jeu de dés qu'ils en vinrent à oublier les tourments de la faim... D'après Hérodote, 18 ans passèrent ainsi, avec cette alternance de jours d'alimentation et de jours de jeûne passés à faire rouler les dés.
Selon Jane Mc Gonigal, une brillante designeuse de jeux américaine, l'assuétude que nous connaissons actuellement par rapport aux jeux - nous passerions 3 milliards d'heures par semaine à jouer - est le signe de notre souffrance collective. Dans une présentation étonnante délivrée dans le cadre du cycle de conférences TED, elle avance même une thèse provocatrice : devant l'énormité des problèmes auxquels nous sommes confrontés collectivement, nous devrions porter le nombre d'heures jouées à 21 milliards par semaine (soit 7 fois plus que ce que nous faisons aujourd'hui) pour être prêts à trouver des solutions.
Etonnant, non ?
Quoi qu'il en soit, le propos de Roger Caillois tendant à associer la pratique du jeu avec l'assurance d'un estomac bien plein semble traduire une profonde incompréhension de ce que le jeu apporte à ceux qui s'y adonnent - un mélange subtil d'oubli des contingences, de vertige devant l'inconnu et d'exaltation démiurgique. Et si Mme McGonigal avait raison ? Et si, loin du passetemps aristocratique dans lequel semble le circonscrire M. Caillois, le jeu était la clé permettant de libérer en nous les ressources nécessaires et indispensables à la résolution de problèmes aussi énomes qu'inédits ?
A chaud, je me dis qu'il faut prendre un peu de recul pour te répondre sérieusement. Quoique structurer une réponse ne signifie pas sérieux. Maintenant le monde du jeu et du sérieux furent les thèmes de mes années de prépa aux écoles de commerce, et cela a nui à la notion d'enjeu. Dans une période de concours ce n'est pas idéal.
Je rapprocherais volontiers le jeu de l'art et de l'expérimentation. Donc d'une certaine forme de prise de risque, d'expérience, et d'élargissement d'un référentiel pour raisonner. Mais je te réponds spontanément, à mon âge ... :)
Rédigé par : Olivier Moreno | 05/10/2012 à 18:25
Merci pour ton commentaire Olivier. A propos, avais-tu remarqué que "enjeu" et "jeûne" sont des anagrammes parfaites ?
Rédigé par : Jean-Marc à Olivier Moreno | 05/10/2012 à 18:35