Quand j'étais cet été à La Nouvelle-Orléans, chaloupant de club en speakeasy, je me suis souvent demandé ce qui faisait que le jazz ait été inventé ici - je veux dire précisément en ce lieu improbable et inhospitalier sur une boucle du Mississipi.
Cela m'a amené à me pencher sur ce qui rendait ce style si particulier, si caractéristique... Je me suis alors remémoré ma jeunesse niçoise quand, en jeune gandin mal fringué au cheveu hirsute, j'écumais les lieux de diffusion de musique vivante. A cette époque, pas un été sans que je n'aille traîner mes guêtres à Cimiez ou à Juan-les-Pins pour écouter les stars du jazz.
Je dois confesser qu'à lépoque, cette musique me rendait perplexe. D'un côté, j'adorais le style léché d'un Stan Getz interprétant les rois de la bossa nova. Mais, à l'autre bout de l'éventail, je frémissais d'horreur devant les jam sessions débridées, comme lorsqu'un John Coltrane dans Love Supreme laissait aller ses doigts sur son sax et que tout le monde semblait prendre son pied dans ce qui n'était pour moi qu'une sinistre cacophonie.
Mais cet été, j'eus une révélation quand je lus ou que quelqu'un me dit - je ne sais plus - que le jazz était né d'un geste de subversion insensé consistant à inverser la hiérarchie des instruments dans un orchestre. Contre le primat donné aux violons et au piano dans les orchestres classiques, les fondateurs du jazz avaient eu l'affront de faire venir au devant de la scène des instruments de sans-grade, les malaimés des formations, j'ai nommé les trompettes, cornets, cors ou autres trombones... Bois et cuivres devenaient les stars de ce nouveau genre, les cordes prenaient de la gravité avec le rôle clé joué par la contrebasse et la rythmique serait assurée par l'introduction de la batterie...
Cette audace n'était possible que dans un lieu où la subversion était érigée au rang d'art de vivre supérieur. Et sur le vaste territoire des Etats-Unis, au début du XXème siècle, il n'y avait guère qu'un endroit où cela existait : La Nouvelle-Orléans, justement. Le seul endroit où les esclaves pouvaient gagner des salaires, où les femmes pouvaient prendre la direction des affaires, où la paix entre communautés se scellait dans des étreintes d'alcôves plus qu'à travers des traités verbeux...
Depuis sa fondation au début du XVIIIè siècle, la cité avait cru dans un métissage des codes sans pareil sur le territoire de l'Amérique du Nord. Comme Richmond en Virginie, La Nouvelle-Orléans devait son développement à un recours immodéré à l'esclavage des Noirs africains. Mais contrairement à Richmond, où l'organisation sociale s'appuyait sur la vision très puritaine d'un communautarisme racial et religieux, la société néo-orléanaise était le fruit de mélanges sans fin. Richmond était blanche et noire avec une hiérarchie très claire entre les deux communautés ; La Nouvelle-Orléans, elle, était créole - toute en confusion des genres et des couleurs.
Pour mieux apprécier la différence, prenons un exemple dans le domaine musical. D'un côté, un air de rock pur : Layla d'Eric Clapton. OK. C'est enlevé, ça déchire, ça arrache même et Clapton est vraiment un prince de la guitare. Mais bon sang, comme c'est régulier et prévisible ! Maintenant, prenez cette même chanson et faites-la interpréter toujours par Eric Clapton, mais accompagné cette fois par des génies du jazz, en provenance de La Nouvelle-Orléans : le groupe de Wynton Marsalis...
Voilà ce que ça donne :
Une véritable explosion de sensualité et de plaisir.
Right?
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