Quand j’étais petit garçon, le monde des adultes me donnait souvent l’impression d’une grande étrangeté. Parmi les comportements d’adultes qui me déroutaient, il y avait cette sempiternelle question, proférée d’une voix doucereuse et accompagnée d’un sourire niaiseux : "Alors, Jean-Marc, qu'est-ce que tu voudrais faire quand tu seras grand ?"
Cette question m’énervait parce qu’elle était truquée. En première lecture, on aurait pu croire qu’elle démontrait un intérêt sincère pour le petit être que j’étais et ses aspirations. Or il se trouve qu’à l’époque je parle de la fin des années 60 – j’étais fasciné par les cartes. Je voulais donc être cartographe. Comme je ne voyais pas malice à la question posée, je répondais que je voulais être le Mercator des temps modernes, inventer de nouvelles projections et coucher sur le papier, avec la minutie d’un moine copiste, les tracés isoclines permettant d’apprécier avec la plus grande précision les reliefs ou les moindres traces de l’empreinte humaine sur notre belle planète.
Pourtant, il m’a suffi de 2-3 interactions avec des adultes sur ce thème pour constater que ma réponse ne collait pas. Alors que, naïvement, je m’attendais à être questionné plus avant, je me rendis vite compte à la mine contrariée de mes interlocuteurs que j’étais dans l’erreur. Là encore, comme à l’école, il y avait de bonnes et de mauvaises réponses et force était de reconnaître que cartographe rentrait dans la deuxième catégorie.
Pour vérifier mon intuition, je changeai d’approche ; je commençai à mentionner au choix astronaute, médecin, ingénieur – comme papa – professeur – comme maman – ou pompier – je ne sais pas pourquoi pompier avait la cote à l’époque – pour voir l’adulte arborer un ample sourire de contentement, me tapoter le sommet du crâne avec condescendance, puis m’adresser un joli complément du type : "C’est bien ça. Continue à bien travailler à l’école et tu deviendras astronaute / médecin / ingénieur / professeur / pompier". Et moi, obstiné comme Camille Mortenol, le nègre polytechnicien rendu célèbre par Mac Mahon, je continuais…
J’avais vite compris que derrière la question à l’enfant se cachait en réalité un désir de grand d’être rassuré. Ou peut-être le souhait de voir l’excitation primesautière d’un enfant devant l’éventail des possibilités offertes par des parents merveilleux ? A moins qu’il ne s’agisse d’une vérification comme quoi les modèles proposés par les grands à leurs petits fonctionnaient bien…
Il y a quelques années, aux Etats-Unis d’Amérique, une étude a été organisée sur ce thème dans la bonne ville de Rochester, état de New York, réputée pour constituer un microcosme représentatif de la société américaine dans son ensemble. 653 collégiens ont été sollicités par le professeur Jake Halpern. A la question qu’est-ce que tu voudrais être quand tu seras grand(e), les adolescents se voyaient proposées les réponses suivantes :
- le dirigeant d’une grande société,
- un soldat appartenant à un corps d’élite,
- un sénateur,
- le président d’une université prestigieuse,
- le secrétaire privé d’une célébrité du monde de la musique ou du cinéma.
Et les résultats furent…
Ce qui m’a frappé le plus dans ces résultats, c’est qu’entre être célèbre et travailler pour quelqu’un de célèbre, les collégiens préfèrent la seconde option.
Ayant été bon élève moi-même, j’ai pleinement conscience que notre système d’éducation vise avant tout à faire entrer sur le marché du travail des contingents d’adultes disciplinés, qui acceptent de se fondre dans le moule sociétal. Mais de là à promouvoir des comportements de servilité, j’en suis tout tourneboulé.
Quand j’étais jeune, dans mes moments de spleen adolescent, j’avais plaisir à écouter Claude Dubois chanter "J’aurais voulu être un artiste". J’étais bien loin de penser que la génération de mes enfants aspireraient à en devenir le secrétaire privé…
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