A chaque fois que je me rends aux USA, ce qui me frappe le plus c'est la pauvreté de la langue.
Il faut dire que j'ai un rapport très étrange avec les langues en général et l'anglais en particulier. Pour tout dire, c'est une langue qui me fascine, m'intimide et me déplaît souverainement. Tout cela à la fois !
Commençons par ce qui me déplaît. C'est le côté instrument de pouvoir absolu. A chaque fois que j'entends un anglophone - la plupart du temps Américain - me dire avec un sourire convenu qu'il aimerait parler le français aussi bien que je parle l'anglais, je souffre. Je souffre parce que je me rappelle les heures où j'ai dû suer sang et eau pour baragouiner l'anglais, alors qu'il suffisait à mon interlocuteur de grandir sans effort pour s'exprimer parfaitement dans la langue de Shakespeare, sans avoir à se préoccuper de faire l'apprentissage de quelque idiome étranger que ce soit. Après tout, c'est ça le pouvoir à l'état pur : la dispense d'effort pour soi couplée à l'obligation pour l'autre de fournir l'effort non consenti. Pure asymétrie des droits & obligations ; déséquilibre humiliant.
Pourtant, l'anglais me fascine aussi. Sa richesse, tout d'abord, puisqu'il va puiser à parts égales dans les lexiques latins et germaniques les termes et concepts au point de donner la possibilité d'exprimer les choses dans deux registres distincts. Est-ce de ce double héritage que les Anglais tirent leur réputation de duplicité ? Et puis, il y a cette brévité dans l'énoncé, ces verbes qui claquent et qu'un simple adverbe postposé fait muter de champ sémantique.
Enfin, l'anglais m'intimide. Je repense à toutes ces bourdes commises à force de mal prononcer, à tous ces "focus" trop proches de l'ineffable "f*** word" des Américains, à ces plages (beaches) vite transformées en péripatéticiennes (bitches), à l'improbable accent tonique sur le premier "a" de "area" et à tant d'autres moments où j'ai pu vérifier que le ridicule ne me tuait pas, mais faisait sérieusement pouffer de rire mes auditeurs.
C'est donc avec ce complexe lourdement chevillé au corps que je suis arrivé aux USA il y a 4 ans. Mais là, contrairement à toute attente et passé le moment d'adaptation à l'accent nasal si caractéristique des Américains, je me suis rendu compte que je comprenais pratiquement tout. Au début, je mis cela à mon propre crédit. Après tout, à force de côtoyer des anglophones, il était naturel que mon niveau s'améliorât. Pourtant, il m'aura suffi d'un simple déplacement relativement récent en Grande-Bretagne pour vérifier que j'avais toujours autant de difficultés à comprendre deux citoyens de Sa Gracieuse Majesté en train de converser. Après quelques déductions logiques, je devais me ranger à l'évidence : si je comprenais avec aisance les Américains et restais toujours aussi hermétique à leurs colonisateurs de la première heure, c'est parce que les premiers parlaient une version affadie de l'anglais.
Or il se trouve que c'est exactement ce que nous vivons aujourd'hui dans notre propre pays. Un appauvrissement en coupe réglee. Il y a bien sûr cette affirmation quotidienne de notre allégeance servile à la langue des maîtres d'outre-Manche, mais il y a un phénomène plus inquiétant qui se dessine en arrière-plan. Celui de la disparition de notre capacité d'être au monde, de dialoguer, d'échanger... faute de mots.
Ce phénomène d'appauvrissement du champ lexical m'effraie surtout chez les jeunes des banlieues. C'est comme si tout le monde se complaisait à accepter que l'ensemble des verbes ou expressions désignant les nuances du sentiment amoureux (s'énamourer, aimer, s'éprendre, s'amouracher, avoir le béguin, tomber sous le charme, avoir le coup de foudre, désirer) devaient toutes s'estomper au profit d'un très utilitaire "kiffer". Devant cet abandon en forme de suicide collectif, mon tropisme paranoïaque m'amène à croire qu'il est tout sauf fortuit. Je crains que nous fassions face à un phénomène assumé et voulu d'extension des inégalités par le déni d'accès à la langue pour ceux qui vivent au-delà du périphérique. La banlieue n'aura jamais aussi bien porté son nom. Avant, le bannissement rimait avec l'existence d'octrois exorbitants et la condamnation de vivre dans l'insalubre et le sombre, au milieux des cloaques ; désormais il rime avec ces lieux où se manifeste le refus d'enseigner la langue de la République.
Dans un article récent dans le Monde, Cécile Ladjali s'indignait devant la paresse à vouloir enseigner les classiques dans les écoles publiques des quartiers difficiles. Or c'est devenu une question de salut public. Platon le disait déjà : sans la maîtrise des mots, les barbares (nos enfants des cités qui n'ont pas l'heur de parler le français de l'Académie chez eux) n'envahiront jamais la cité des Lumières. Ils resteront à la porte de la Cité, de l'autre côté du périf, à ruminer leur ressentiment comme on machouille de la haine à régime continu. Condamnés à vivre en marge de la société, ils dépériront dans une ignorance savamment entretenue par notre laxisme coupable. Ils ne viendront pas postuler à "nos" emplois, n'accèderont pas à "nos" rémunérations, ne pourront pas habiter "nos" quartiers, ni fréquenter "nos" écoles. Paris aura alors ses parias, qui n'oseront plus franchir les portes de la ville, faute d'en parler la langue.
Quand j'étais jeune, ceux qui nous gouvernaient avaient peine à comprendre combien l'enseigement de l'anglais pouvait être clé pour communiquer avec le reste du monde. Aujourd'hui, il semble qu'ils peinent à comprendre que laisser à vau l'eau l'enseignement du français condamne nos enfants à la pauvreté du lexique et avec elle, l'incapacité à communiquer avec le voisin de la cité d'en face. Difficulté à comprendre le "village mondial" hier, incapacité à percevoir l'effritement du local aujourd'hui.
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