Quel temps !
En plein milieu du joli mois de mai, un crachin obstiné mouillait l’air. Et cela fait des mois que ça dure. Les gens ont des faciès de portes de prison et n’en déplaise à Arletty, tous les Parisiens ont en ce moment une tête d’atmosphère : grise et rembrunie à souhait.
Comme une petite faim me tiraillait les entrailles et qu’il était près de 11 heures du soir, je me précipitai à l’extérieur, me fondis dans la grisaille ambiante et marchai vite vers la seule brasserie à proximité capable de me servir à cette heure-là. A l’intérieur, un écran de télé passait en boucle des clips musicaux. En général, je trouve cela très déprimant : voir des jeunes gens à la jeunesse flamboyante exhiber leur corps en se dandinant sur des mélodies fadasses m’a toujours paru le sommet de l’abêtissement.
Pourtant, cette fois-ci, mon regard fut capté par des images étrangement familières. Une jeune et jolie chanteuse qui m’était inconnue – je devais apprendre plus tard qu’elle s’appelait Kenza Farah – marchait sur un pont dans un décor tropical. A un moment, sur une image montrant en arrière-plan des tours de verre et de béton, tout s’éclaira pour moi : Kenza Farah évoluait sur le pont Rickenbacker reliant Miami à l’île de Key Biscayne. Or il se trouve que ce pont, je l’ai emprunté des dizaines de fois ces dernières années.
Après la Fouine (que je croisai un jour à Miami Beach à bicyclette alors que je marchais sur Ocean Drive) et Booba, voilà une nouvelle voix issue de l’immigration comme on dit de ce côté-ci de l’océan, qui choisissait Miami pour mettre en scène ses chansons. Décidément, qu’est-ce qui poussait ces chanteurs de R&B ou de rap à choisir la métropole floridienne comme décor ?
Cela me rappela aussitôt une histoire qui m’était arrivée il y a 4 ans précisément sur le pont de Key Biscayne. À cette époque, alors que je faisais mes premiers pas dans l’univers étrange de Miami, il m’arrivait de me déplacer en taxi quand je devais me rendre à des rendez-vous professionnels sur le continent. Or il se trouve que quand vous prenez un taxi à Miami vous avez 2 chances sur 3 de tomber sur un chauffeur haïtien et 1 chance sur 3 qu’il soit cubain. Ce jour-là, je me trouvais donc avec un immigré d’origine cubaine. J’engageai la conversation. Au bout de quelques banalités échangées, je lui demandai depuis combien de temps il était installé à Miami. Il me répondit qu’il était arrivé en Floride dans les années 90, juste après avoir servi dans l’armée de son pays en Angola, où il avait rang d’officier.
Je lui demandai alors s’il se plaisait en Floride. Il me donna une réponse évasive, faisant « oui » avec ses lèvres en « non » avec ses yeux. Combien de fois l’avais-je observée cette réponse, si typique de l’immigré où qu’il soit, en France, en Suède ou aux Etats-Unis. Dire « non » eût été renier les raisons de sa présence dans son pays d'accueil, mais dire « oui » eût été trahir tout ce qu'il avait laissé dans sa contrée d’origine. Je m’enquis de ce qui l’avait amené à quitter Cuba. Il me raconta alors une histoire qui devait me marquer profondément.
« Vous savez, la raison qui m’a poussé à m’engager dans le corps expéditionnaire cubain en Angola, c’est que j’étais intimement convaincu de la nécessité de défendre l’idéal communiste partout dans le monde. Pourtant, une fois dans le pays, ma hiérarchie exigea de moi que je garde les réservoirs de pétrole de la marque Exxon au sud de Luanda. Dans la solitude inquiète et la moiteur des nuits africaines, je me mis à savourer l’ironie de la situation. Moi, fervent partisan du communisme, moi qui étais prêt à sacrifier ma vie à cet idéal, je me voyais assigner la tâche de protéger les intérêts… américains dans le Cul de Judas du monde. Alors quitte à servir les Gringos, autant que ce soit directement en Floride plutôt que sous l’uniforme de l’armée cubaine… »
Miami, il y a ceux qui y vont pour la frime et ceux qui y vont pour soigner une déception ou une trahison. Mais il y a aussi ceux qui n’y iront jamais.
Pour mon anniversaire, ma belle, résidente à Miami justement, m’offrit un livre exceptionnel : « L’homme qui aimait les chiens » de Leonardo Padura Fuentes. En relatant l’histoire du meurtre de Léon Trotski par Ramón Mercader, l’auteur montre au détour d’une intrigue trépidante combien le communisme – notamment sous la houlette de Staline – s’est repu de l’idéalisme le plus pur des hommes, de leur envie irrépressible de croire dans les lendemains radieux pour engendrer l’horreur et ériger la peur en système de pensée.
Or Padura est un écrivain cubain qui reste à Cuba. Alors évidemment, pour qui a lu Reinaldo Arenas ou Zoé Valdés, cela peut surprendre. Interrogé sur les raisons qui le poussent à rester à La Havane, Padura affirme un sourire aux lèvres que la ville est un des rares lieux où on puisse encore « vraiment engager une conversation avec un étranger à un arrêt de bus ». Fût-il à Miami, comme tant de ses compatriotes, il serait gardien d’immeuble – comme un ancien vétérinaire de Cifuentes de ma connaissance – voiturier ou chauffeur de taxi. Et dans le silence repu d’une ville suspendue entre le ciel et l’eau, pont entre l’anglais et l’espagnol, patchwork où cohabitent le mépris cynique des possédants et le silence insondable des immigrés latinos, il réfléchirait sans doute à cette aptitude inégalée du communisme à susciter désillusion, désenchantement et mélancolie dans le cœur de tous ceux qui y ont cru sincèrement un jour ou l’autre.
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