Aéroport international de Miami.
Dans la salle d’embarquement de l’avion qui me ramènera en Europe, je feuillette distraitement le dernier numéro de GEO consacré aux chemins de Toscane et notamment à la Francigena, ce chemin de pèlerinage qui traverse la belle région dans l’axe nord-sud et qui tire son nom – voie des Français – du grand nombre de ‘roumieux’ hexagonaux qui l’empruntaient pour se rendre à Rome. Au détour des pages, une illustration retient mon attention : c’est une fresque de Domenico Beccafumi visible au palazzo Casini Casuccini, à Sienne. La représentation, de forme triangulaire, enserre un rondo représentant un homme nu, désemparé, secondé par un vieillard. Derrière les deux hommes, Hermès observe. Sur la pointe haute de la fresque veille un putto, manifestement investi du rôle de metteur en scène, expression d’un maniérisme plus caractéristique du baroque à venir que de la Renaissance triomphante. Sur les deux pointes latérales du triangle, deux femmes. Celle de gauche se délecte en mirant le contenu d’une coupe. Mais c’est celle de droite qui frappa mon imagination : la mine alanguie comme repue de plaisir, les yeux clos, la bouche entr'ouverte et les formes généreuses avec, enfoncée entre les seins, une dague à la pointe de laquelle ruisselle un léger filet de sang.
Quelle histoire se cache derrière cette fresque ? Quelle signification peut bien revêtir cette étrange constellation de personnages réunissant un homme tri-modal (à la fois jeune homme nu, vieillard lourdement vêtu et Hermès ailé de pied en cap), un enfant et deux femmes dans des postures aussi opposées ?
De façon tout à fait contingente, la réponse me serait fournie moins d’une heure plus tard quand l’avion survolerait les rias aux sinuosités fractales délimitant les mangroves de Floride et les douces collines de Géorgie et de Caroline. Alors que je lisais le Calendrier de l’humilité de Miklos Szentkuthy délicieux journal de réflexions d’un dandy très Mitteleuropa de l’entre-deux-guerres, je tombe sur ce passage :
« Dans sa chambre solitaire, une femme allait accoucher. Elle haïssait son mari depuis longtemps et celui-ci le lui rendait bien. Un soir, ils avaient bu beaucoup de vin, une graine vagabonde s’égara dans la matrice desséchée. L’homme a toujours eu des maîtresses. Souvent les époux ne se parlent pas : au lieu de communiquer, l’homme sème une graine ou deux. Il évite l’alcôve, il a fermé le rideau du lit sur sa femme, pour moins entendre ses aboiements réprobateurs. Ce soir-là, se nouvelle maîtresse l’attendait et sa femme attendait l’enfant que personne ne désirait. Lorsque les gémissements et l’odeur du sang à venir eurent complètement envahi la maison, l’époux enfila sa tenue d’apparat, des bas de soie légers comme de la mousse de champagne, prit une dague fine, et fixa sur la poitrine, en guise de blason, trois cyclamens en forme de bouche. La parturiente resta seule, et l’homme partit en sifflotant vers la villa de sa maîtresse. Dans son aumônière il portait un splendide collier, qu’il avait dérobé à midi dans le placard de sa femme, pendant que celle-ci gisait sur son lit, évanouie de douleur. Cette histoire les fit bien rire, l’homme et sa maîtresse. Ils s’enlacèrent avec fougue : les cyclamens se fanèrent. Leurs corps blancs se sont enivrés dans le lit blanc et les cyclamens ont fané jusqu’à devenir d’une finesse transparente dans l’étreinte serrée. A l’aube, la maîtresse épuisée par leurs ébats, va en titubant jusqu’au miroir et, tout en manipulant son collier, demande à l’homme : « N’est-ce pas qu’il me va mieux qu’à ce gnome ? » L’homme ne répond pas, puis jette une grande cruche en bronze contre le miroir, plante son poignard souple entre les seins de sa maîtresse, grenouille de pierre d’une fontaine envoyant son jet d’eau dans un mac muet et attend tranquillement qu’elle meure. Rentré chez lui, de sa dague sanglante il ouvre les rideaux du baldaquin, aperçoit sa femme en travail, cette dernière expulse son enfant dans le monde et, enlaçant le poignard, s’endort en souriant… »
Voilà une coïncidence bien troublante entre une fresque Renaissance d’interprétation obscure et une légende à la morale ambiguë. Entre les deux, près de 4 siècles de l’histoire européenne et une heure entre le sol de l’aéroport de Miami et le ciel nord-américain.
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Note : ce billet est aussi disponible sur le blog "L'Art de raconter", ici.
Un petit bonjour en passant sous la pluie...
Pour Paris contre Rome...je suis pour Rome!
Rédigé par : N | 26/06/2013 à 08:53
Rome est la proche voisine de la Toscane. Mais aussi si lointaine par de nombreux aspects : truculence romaine contre raffinement toscan. Deux mondes qui se côtoient avec grâce.
Rome : ville du pape, donc du père.
Toscane : ville qui a enfanté l'italien, donc la langue maternelle.
Je lisais pas plus tard qu'hier que Freud, se rendant à Rome justement avait connu le même trouble qu'Hannibal sur les bords du lac Trasimène aux confins entre le Latium et la Toscane : il avait failli s'arrêter là et ne pas reprendre sa route vers le lieu de destination finale.
Peur d'affronter le père ?
Décidément, c'est à se demander si Freud n'a pas créé le complexe d'Oedipe pour parler de... ses propres troubles !
Rédigé par : Jean-Marc à N. | 25/07/2013 à 15:56