Parmi les 5 sens, deux ont besoin d'espace pour se déployer : l'ouïe et la vue. Ils ont une propension à l'expansion. Les trois autres - le toucher, l'odorat et le goût - tendent au contraire à une réduction de l'espace puisqu'ils entraînent un mouvement allant du lointain vers le proche. Ils sont centripètes.
Aujourd'hui, il est commun d'affirmer qu'entre l'ouïe et la vue, c'est la vue qui domine. Qu'est-ce qu'un musicien reconnu ? Quelqu'un dont on a vu le clip sur MTV ou qu'on va voir en concert. Vous remarquerez l'emploi des verbes. On ne va pas l'entendre ; on va le voir. Pareillement, la suprématie de la télévision sur la radio n'est plus à établir tant la première a investi notre quotidien au détriment de la seconde. Rien qu'en France, nous passerions en moyenne 3h47 par jour à regarder la télévision alors que nous passerions moins de 3h par jour à écouter la radio. CQFD.
Pourtant, les choses ne sont pas si simples.
Un superbe mythe grec peut nous éclairer sur les forces respectives de l'ouïe et de la vue dans leur rapport à l'occupation de l'espace. C'est celui du combat entre Argos (Argus) et Hermès (Mercure).
Quelques mots d'introduction tout d'abord pour comprendre ce qui amène ces héros à se battre. A la base, c'est encore une histoire d'infidélité amoureuse et de jalousie. Héra, la femme de Zeus, craint que ce dernier ait des relations intimes avec une vache blanche, incarnation animale d'Io. Soupçonneuse, la déesse demande à Argos de surveiller en permanence la vache pour s'assurer que son dieu de mari ne vient pas lui rendre des visites coquines. Argos a l'oeil, ou plutôt 50 paires d'yeux, pour accomplir son oeuvre de surveillance. D'où son petit nom Panoptès, littéralement, "qui voit tout".
Mais Zeus n'entend pas se voir ôtée l'opportunité d'assouvir sa passion pour la belle Io. Après tout, n'est-ce pas jouissif de pouvoir se transformer en taureau pour lutiner sa belle ? Partisan des solutions expéditives, il donne à son fils Hermès le mandat de tuer Argos.
Hermès est un rusé. Argos est un géant ; il est doté d'une force inimaginable. La seule façon pour Hermès de régler son compte à ce Monsieur-voit-tout consiste à endormir sa vigilance. Littéralement. Il se dote d'une syrinx, à savoir d'une flûte de Pan et s'approche du géant. Ce dernier, ensorcelé par la douce mélodie, voit ses sens tressaillir : sa peau frissonne, ses yeux s'embuent d'émotion, sa vue se brouille. A un certain point, l'émotion est si intense que le géant n'y voit plus rien. Hermès sait alors son adversaire vulnérable. Il lâche l'instrument de musique, se saisit de son épée et, à l'image de David avec Goliath, il lui tranche la gorge.
Que retenir de ce mythe ?
En lisant le hors-série de Philosophie Magazine consacré aux mythes grecs (n°19), je découvris une magnifique interprétation donnée par Michel Serres. Pour lui, le combat se résume à celui de Pan contre Panoptès, "l'intégrale des sons contre l'intégrale des regards". Et au bout du compte, c'est Pan qui remporte la victoire, signe de la "supériorité du son sur la vue". Car "la vue définit un lieu. Le panoptique cherche à forcer ce lieu, à excéder ses définitions, à intégrer les points de vue que lui offrent, disons, une somme de caméras. Mais le son ? Un événement sonore n'a pas lieu ; il occupe l'espace."
La voilà, la clé. La vue renvoie à un lieu quand le son traverse l'espace ou, pour employer la jolie formule de Michel Serres, "la vue distancie, la musique touche". Car "l'onde sonore est parvenue là où l'onde lumineuse ne saurait aller".
La vue épuise le lieu là où le son remplit l'espace sans en altérer les propriétés. Tentative d'emprise et de contrôle d'un côté, contre simple caresse de l'autre. Et paradoxalement, c'est la caresse qui porte le plus d'information, avec la complicité bienveillante d'un espace qui en prolonge les effets.
Lorsque Héra découvre la mort d'Argos, elle prendra chacun de ses yeux désormais éteints et en sertira la queue de son animal fétiche, le paon.
Qui sait si, à l'image de ce que suggère Yoko Ogawa dans son roman Parfum de glace, ne se cache pas derrière chaque ocelle de la parure du paon la mémoire d'un amour perdu où la fragrance d'un désir inassouvi ?
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