Dimanche dernier, je profitai d'un peu de temps libre dans la matinée pour aller voir l'exposition Marc Chagall, "Du Verbe à l'Image" au Château de Villeneuve de Vence.
J'avais été attiré par l'affiche reproduisant le fameux David et Bethsabée, ci-dessus. Deux visages qui n'en font qu'un. Allégorie d'un amour puissant, impérieux. A la suite des couples mythiques d'Isaac et de Rébecca, de Jacob et de Rachel, ou de Moïse et de Tsipora, David et Bethsabée s'étaient rencontrés au croisement entre un haut dessein et un point d'eau.
"Un soir, David se leva de sa couche ; et, comme il se promenait sur le toit de la maison royale, il aperçut de là une femme qui se baignait, et qui était très belle de figure." (2 Sam 11:2)
Les quelques salles de l'exposition regroupaient nombre de dessins, tableaux ou gravures d'inspiration biblique réalisées par Chagall. Au détour de ma visite, je fus frappé par une lithographie représentant Adam et Eve au Jardin d'Eden.
Comme pour la représentation de David et Bethsabée, Chagall avait pris le parti d'unir l'homme et la femme enclos derrière un trait unique, comme s'ils ne faisaient qu'un corps, qu'un destin. Je me demandai alors pourquoi ce choix.
Je recherchai ce que David et Bethsabée d'un côté, Adam et Eve de l'autre, pouvaient avoir en commun pour mériter ce traitement pictural similaire. Il me vint à l'esprit que ces deux couples avaient l'un comme l'autre commis une faute grave aux yeux de l'Eternel : le coup bien connu de la pomme pour Adam et Eve, le meurtre commandité par David du mari de Bethsabée, Urie le Hittite, pour laisser à l'impéteux roi d'Israël les coudées franches dans l'assouvissement de sa passion amoureuse pour cette fille parfaite. Car ne s'appelle pas "fille (bat) - sept (sheba)" qui veut.
Ces deux fautes ont été sévèrement punies par le Très-Haut. D'un côté, ce fut l'expulsion du jardin d'Eden pour Adam, Eve et tous leurs descendants - nous en somme ! - devenus simples mortels ; de l'autre, le décès programmé du premier enfant né des amours adultérines de David et Bethsabée.
Il me vint à l'esprit l'idée que cette non séparation des corps ou des visages était voulue par Chagall, que c'était sa façon à lui d'illustrer la faute. Mais quelle drôle d'idée quand même ! Pourquoi l''absence de vide entre l'homme et la femme devrait-il refléter la faute ? Par quel étrange paradoxe ou lubie de l'esprit, ce plein - ce trop plein de chair ici - devrait-il être synonyme de faille, d'insuffisance morale ? Pourquoi l'espace saturé du dessin voudrait-il signifier carence de l'esprit ou de l'éthique, désobéissance fatale ?
Question d'espace, donc. De plein et de vide. De fusion ou de séparation.
Je me reportai alors au texte premier de la Genèse, celui qui décrit le processus de création du monde par l'Eternel. La tâche n'a rien d'aisé pour le Très-Haut. Car comme vous vous en souvenez sans doute, "la terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme" (Gen 1.2). Comme si il y avait hésitation avant la fulguration qui préside à la création du monde, il est spécifié dans ce même verset : "l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux". Et puis c'est le décret de création de la lumière et avec elle, la première séparation : celle du jour et de la nuit. Fin du premier jour.
Le deuxième jour, Dieu s'attaque à ces fameuses eaux sur la surface desquelles planait son esprit. Et là, il sépare à nouveau. Il y aura les eaux d'en-haut et celles d'en-bas. Avec l'horizontal (la surface des eaux), l'Eternel crée le vertical. Entre les eaux, il y a une étendue libérée. C'est cette étendue que l'Eternel nommera "ciel" - ou plutôt "cieux" ou "ciels" pour rester fidèle au pluriel du texte originel. Fin du deuxième jour sur la séparation des eaux donnant naissance à l'espace.
Cet espace, l'Eternel s'en servira comme d'une coquille vide où Il pourra poursuivre son processus de séparation - celle du mouillé (mers) et du sec (terre) au niveau des eaux d'en-bas, le troisième jour - puis déployer Sa création - les végétaux le quatrième jour, les luminaires célestes le cinquième, d'autres animaux puis l'homme enfin - le "glébeux" - le sixième, avant de se reposer le septième.
Je compris alors en relisant la Genèse que l'espace était ce vide indispensable à tout procès de création, que sans ce vide essentiel, il ne pourrait y avoir de jaillissement de la vie. Et du reste, eussions-nous assisté à une confrontation entre Adam et Eve au sujet de la pomme, peut-être notre destin eût-il alors changé du tout au tout ? Et si David et Bethsabée ne s'étaient pas abandonnés sans réserve à leur union fusionnelle, peut-être auraient-ils pu éviter d'offrir à la mort Urie, le guerrier fidèle et le premier-né de leurs étreintes passionnées ?
La leçon de cette petite visite ? La séparation crée l'espace. Avec lui et le vide qu'il enserre, se déploie l'étendue des possibles sur lesquels nous pouvons - à l'image de l'Eternel - déployer notre créativité pour y faire germer la vie. C'est le vide qui permet l'expansion de la vie ; le trop-plein, lui, engendre la chute et la mort.
Pas étonnant que l'un des adjectifs qui viennent le plus souvent s'accoler à la notion d'espace soit "libre". Car ce sont dans les interstices de vide et les béances physiques que peuvent se déployer les trésors de notre intelligence créative. Et à la communion stérile voire néfaste née du trop plein - de l'espace saturé - sans doute faut-il privilégier la séparation, souvent douloureuse mais indispensable pour offrir à la vie le champ libre nécessaire pour la satisfaction de sa propension naturelle à l'expansion.
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