C’est bien connu : tout est affaire de tripes. Nous entrons dans la vie comme un sac de viscères hurlant et fripé. Il semblerait que nous en sortions plus ou moins de la même façon, avec la peur chevillée au ventre, les boyaux tordus et le souffle court.
Nous arrivons au monde le corps tout ratatiné et, pour peu que la vie ait été clémente avec nous, nous en sortons, le visage parcheminé par l’empreinte du temps.
Cette image de la vie comme un trait entre deux enveloppes de peau chiffonnées, elle me saute aux yeux à chaque fois que je me rends aux Cayrons. Dans ce quartier de Saint-Paul de Vence, on dispose d’un merveilleux point de vue sur le village fortifié comme un corps alangui sur la crête longue d’une colline. Et là, sur une terrasse en espaliers, il y a un chêne et un olivier.
Tout les oppose : le chêne est majestueux et prend tout l’espace. Il se répand.
L’olivier lui, est reclus dans un petit bout de parcelle entre les murs d’une maison et un étai en pierres sèches. Alors que le chêne est droit et se déploie comme une ménorah dans un bel agencement ordonné de branches autour d’un tronc, l’olivier est comme une torsade biscornue pointant vers le ciel. De son tronc vrillé partent quelques fins rameaux qui inspireraient presque la pitié, si le fin bruissement du vent dans le feuillage ne le faisait faseyer de mille reflets argentés.
L’olivier des Cayrons, c’est un tronc-racine, un tore réunissant terre et ciel en un seul mouvement. C’est un défi à cette étrange manie de Dieu de tout vouloir découper, de tout séparer, le haut, le bas, les eaux, les terres, l’homme, la femme… L’olivier c’est un élan, une impulsion, un désir de mêler mottes de terre et éclats de lumière dans une même synthèse. Et il porte sur son écorce les stigmates de sa lutte à travers les ans, de son élancement obstiné.
Mais à chaque fois que je vois cet olivier, une autre image me vient à l’esprit : celle des laves pétrifiées de l’île de Santiago dans l’archipel des Galápagos.
Mêmes replis, même idée d’un élan contrarié, mêmes arabesques folles, témoignages d’une rencontre incompatible entre le chaud et le froid, le mou et le dur. Dans les deux cas, cette répulsion de la verticale et des lignes droites, un expressionnisme tout en courbes, à l’image des tableaux de Chaïm Soutine, qui a tant aimé sillonner les faubourgs de Vence, de Cagnes et de Saint-Paul.
Pourtant, derrière cet éventail de similitudes, une différence de taille. Là où les striures subéreuses de l’olivier renvoient au lent travail du temps sur la plastique de l’écorce, celles de la coulée de lave traduisent un saisissement instantané. L’olivier, c’est un palimpseste, une durée qui se déploie sur de la matière organique ; la lave minéralisée, elle, c’est plutôt le temps paralysé sur un sol inerte. L'olivier brise le temps et nous renvoie à notre liberté à investir l'espace. La lave nous rappelle, elle, la vanité de nos épanchements : lait de la mère à la bouche du nourrisson, sang des enfants qui jouent à la guerre dans les cours de récréation, sperme et cyprine de l'homme et la femme étreints tendrement, larmes, enfin, tout au long du voyage de la vie... Epanchements vains, certes, car ils ne durent pas et se fixent immédiatement en souvenirs ou en regrets, mais essentiels aussi, puisque - à l'image de ce qu'écrit admirablement Meïr Shalev dans Fontanelle (פונטנלה) ou dans Le Pigeon voyageur (יונה ונער), c'est en suivant leur cours que se dévide la vie.
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